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Georges Guillard dirige la Camerata Saint-Louis de Paris - La Passion selon saint Matthieu, Graal des serviteurs de Bach

Bach occupe une place centrale dans la vie de Georges Guillard. Qu'il s'agisse de son œuvre d'orgue : il a été pendant des décennies titulaire du Kern de Notre-Dame-des-Blancs-Manteaux, « l'orgue Bach de Paris », et s'est battu pendant vingt ans avec ferveur et acharnement pour que la capitale puisse disposer, à Saint-Louis-en-l'Île, d'un instrument d'exception du maître facteur Jürgen Ahrend, hélas ! en vain. Qu'il s'agisse de la recherche, de l'enseignement (fondateur et longtemps responsable du Département de Musique Ancienne au Conservatoire Supérieur de Paris-CNR, il a été détaché à l’UFR de Musique et Musicologie en Sorbonne, Paris IV) ou de l'édition (1) : on lui doit en particulier, aux Éditions Auguste Zurfluh, la publication pour l'Année Bach 2000 du fac-similé de L'Art de la Fugue dans la splendide copie manuscrite, « avec terminaison du dernier contrepoint inachevé », réalisée en 1833 par A.P.F. Boëly (l'exception que l'on sait dans les rapports des musiciens français du XIXe siècle avec Bach), volume conservé à la Bibliothèque de Versailles. Qu'il s'agisse aussi de la musique vocale du Cantor : il y a quinze ans, en 2002, il lançait aux Blancs-Manteaux une intégrale au long cours des Cantates de Bach – qui se poursuit désormais à l'Oratoire du Louvre (le troisième samedi du mois, à 18 heures, d'octobre à juin), cycle dont le noyau est la Camerata Saint-Louis de Paris, chœur que dirige Georges Guillard.

Georges Guillard © DR

De son propre aveu, cela faisait quarante ans que le musicien tournait autour de la Passion selon saint Matthieu. Non pas que l'occasion de la diriger n'aurait pu se présenter ou être suscitée, mais ce monument l'intimidait. Ce que tout auditeur ressent et comprend aisément – alors on imagine pour qui voudrait relever le défi de le diriger. C'est à l'occasion du Triduum pascal 2017 que Georges Guillard a franchi le pas, avec deux soirées autour de la saint Matthieu : une « répétition générale » publique le mercredi, puis le jeudi, à l'Oratoire du Louvre, le concert proprement dit – soirées autoproduites, sans subventions particulières, la logistique se devant pourtant d'être à la hauteur de l'œuvre elle-même. Si la Camerata Saint-Louis est un chœur d'« amateurs » hautement investis, les solistes vocaux et les instrumentistes ne pouvaient qu'être professionnels, autour de Christophe Coin à la viole de gambe.
 
Rien de plus passionnant qu'une générale, même partielle, ultime occasion d'affiner la continuité de l'œuvre en vue de l'aboutissement du lendemain – en l'occurrence dans l'acoustique généreuse mais d'une solide lisibilité de l'église Saint-Joseph-des-Carmes : la première église « romaine » de Paris (1625) avec son élégante coupole décorée vers 1644 par le peintre liégeois Walthère Damery. Au programme de la soirée : Chœur d'introduction de la Première Partie et, dans son intégralité, la Seconde Partie. Si la place allouée au double orchestre et au double chœur était relativement exiguë, oppositions et contrastes inhérents à ce dialogue n'en furent pas moins singulièrement restitués, avec pour commencer, dans l'immense chœur initial Kommt, ihr Töchter, les quatre sopranos en charge du cantus firmus disposées sur le côté, éloquemment audibles. Et d'emblée le jaillissement d'une sonorité chaleureusement équilibrée, dynamique et boisée, scandée par des hautbois délicieusement sonores. Pour cette générale, l'orgue du continuo n'ayant pu pour quelque raison rejoindre les Carmes, le clavecin se trouva par la force des choses contraint – ce qui suppose une vive faculté d'adaptation – d'en assurer l'intégralité : Philippe Ramin, dont l'instrument constituait l'épicentre de la disposition, y témoigna d'une résolution et d'une présence dignes d'éloges. Quant aux « amateurs » du chœur, particulièrement remarquables dans les Chorals, quel engagement, quelles discipline et ferveur ! Une magistrale entrée en matière.
 
Maintes fois admiré dans le répertoire des XVIIe et XVIIIe siècles en tant que « haute-contre à la française », notamment avec Les Passions de Jean-Marc Andrieu, Vincent Lièvre-Picard témoignait ici de l'autre versant de son talent dans le « rôle » de l'Évangéliste, abordé aussi bien dans la saint Jean et la saint Matthieu que dans l'Oratorio de Noël. Un Évangéliste ardent, tour à tour puissamment incarné, jusqu'à la violence stylisée, celle-même du texte mis en musique par Bach – scène devant Pilate et couronnement d'épines –, et d'une poétique retenue dans les sections intériorisées.
 
Au côté de solistes issus du chœur pour les personnages secondaires, sept solistes vocaux se partageaient les airs de cette Seconde Partie : Sophie Landy et Cécile Côte (sopranos) ; Marie Gautrot et Damien Ferrante (altos) – timbre grave d'une vibrante intensité pour la première, mordant et d'une étonnante projection pour le second, tous deux d'un souffle savamment conduit ; Benoît Porcherot (ténor), Bertrand Bontoux et Philippe Roche (basses), ce dernier chantant également un Pilate d'une sonore présence. Le premier temps fort et de grande émotion, après le récitatif et air de ténor Mein Jesus schweigt / Geduld, où resplendirent le soutien de la viole de gambe de Christophe Coin puis le clavecin de Philippe Ramin, fut indéniablement, sous-tendu par les pizzicatos de la viole de gambe, l'air Erbame dich, mein Gott par Marie Gautrot, émouvant condensé de l'esprit même de la Passion. À l'instar de l'orgue du continuo, l'interprète de Jésus était absent ; si dans l'interrogatoire de Jésus par Pilate, Vincent Lièvre-Picard marqua simplement les quelques répliques du Christ, il en chanta intégralement « les dernières paroles », qui ne pouvaient manquer – avant que l'Évangéliste ne reprenne ses droits pour la mort du Christ en croix. Moments rares d'une générale dont l'esprit n'est pas tout à fait de même nature que celui du concert.
 
D'une gestuelle réduite au strict nécessaire, profondément humaine et manifestement d'une efficacité toute musicale, Georges Guillard dirigea comme absorbé dans ce rêve devenu réalité, optant pour des tempos d'une convaincante vivacité, le récit de l'histoire de la Passion allant de l'avant sans jamais amoindrir l'élévation de ces vastes suspensions méditatives que sont les airs. Musique vivante, musique de l'instant, serait-ce sur une intimidante durée, sans qu'aucun micro n'ait été installé pour témoigner. « On enregistre beaucoup trop », disait en préambule Georges Guillard, qui préfère le souvenir de l'esprit. Ainsi l'œuvre peut-elle et doit-elle se revendiquer en perpétuel devenir, invitant sans cesse à être revivifiée, de génération en génération, par l'interprétation sur le vif. Musique vivante qui donc se poursuivra, pour les Cantates, les samedis 20 mai et 17 juin – avant de reprendre à l'automne, toujours à l'Oratoire du Louvre.
 
Michel Roubinet

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 (1) media.wix.com/ugd/3a767d_561de18ef1a8439c8fe09955dc879ddb.pdf
 
 
Paris, église Saint-Joseph-des-Carmes, 12 avril 2017
 

Camerata Saint-Louis
cantates-bach-paris.com/camerata.html
 
Les Cantates de Bach à l'Oratoire du Louvre
http://cantates-bach-paris.com

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