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Feuilleton Mozart n°4 - Le premier musicien libre de Vienne

Après avoir rompu avec sa ville natale Salzbourg, sa famille et son patron l’archevêque Colloredo, c’est un artiste libre qui s’installe à Vienne au début des années 1780 : Mozart est le premier musicien libre du monde occidental. Jeune marié à Constance Weber, il accède d’un coup à la célébrité grâce à L’Enlèvement au sérail, son premier Singspiel, en 1782. Le voilà maître de son destin et de sa petite famille. Mais pour la faire vivre, il doit déborder d’activité. Il passe ses matinées à courir d’un hôtel particulier à l’autre de la capitale autrichienne pour enseigner son art aux jeunes filles de la bonne société qui s’est entichée de ce pianiste virtuose sans pareil. Après-midi et soirées sont consacrés à ses concerts par souscription et autres académies. Il y est son propre interprète régalant au début son auditoire de concertos pour piano dans le style galant(n°11-17). Ce n’est que tard dans la nuit qu’il peut s’adonner à son démon favori, la composition d’œuvres d’inspiration plus profonde. Ainsi dialogue-t-il avec son cher alter ego Joseph Haydn à travers une série de quatuors à cordes.

Alors qu’il ronge son frein dans l’attente d’une nouvelle commande d’opéra, fin 1784, il franchit le pas et se fait initier dans une loge maçonnique de Vienne dont le vénérable fréquente les mêmes salons que lui. Il se plaît tant dans cette atmosphère fraternelle où les différences de classe disparaissent et où seul semble compter le mérite si cher à la bourgeoisie qui émerge alors en Europe, qu’il entraîne son père et Haydn en maçonnerie dès l’année suivante. Mozart vit cette expérience comme un authentique approfondissement de sa vie intérieure qui rejaillit sur sa création. En atteste l’extraordinaire Ode funèbre maçonnique de 1785 qui accompagna l’hommage à deux frères maçons morts tout jeunes.

Sa musique profane n’en fut pas moins bouleversée, à commencer par les nouveaux concertos pour piano qui atteignent des sommets (n°20-24). Celui en ré mineur (n°20) retentit comme un coup de tonnerre dans un ciel d’azur avec sa romance centrale interrompue brutalement comme saisie de vertige : comparé à tout ce qui précède, nous sommes dans l’inouï. Nous ne saurons jamais ce que ses premiers auditeurs ressentirent. L’Adagio en fa dièse mineur du Concerto en la majeur ( n°23) dénué de toute mélodie, exprime la déréliction de l’âme confrontée à la mort: certains y ont lu la traduction musicale de la cérémonie d’initiation maçonnique, le fameux cheminement à travers la sombre nuit de la mort chanté dans La Flûte enchantée. C’est vraisemblable. Surtout si l’on admet que les Concertos n°22, 23 et 24 constituent une triade maçonnique comme le suggèrent leurs tonalités respectives: mi bémol majeur, la majeur et ut mineur, la première et la dernière étant plus typiquement celles de la musique maçonnique de Mozart.

Cet approfondissement psychologique prépare l’avènement des trois opéras italiens que Mozart compose sur des livrets de Da Ponte - Les Noces de Figaro, Don Giovanni et Cosi fan tutte - l’Himalaya de son oeuvre. Cette trinité lyrique suffit à placer Mozart parmi les quelques génies universels qui s’adressent à l’humanité entière, ce, quelles que soient les conditions dans lesquelles chacun des trois chefs-d’œuvre a été conçu et réalisé : ils sont d’un maître au sommet de son art. C’est cette conscience de la nécessité et de la proximité permanente de la mort qui font de lui un dramaturge né. On a dit avec raison que les finale de ses concertos pour piano ressemblaient à des finale d’opéra : c’est que Mozart possède comme personne, avant ni après lui, le don de la conversation en musique et le sens du théâtre. C’est pourquoi il n’est jamais plus grand, plus accompli, plus lui-même que lorsqu’il met un livret en musique.

Les Noces de Figaro marquent le point d’intersection de la vie de l’homme Mozart avec celle du compositeur. C’est aussi la seule fois où Mozart imposa seul le choix du livret. C’est dire à quel point il s’identifiait au héros de Beaumarchais, Figaro, symbole de l’ascension sociale de la petite bourgeoisie européenne malgré la morgue et la résistance de l’aristocratie. On l’a noté dans le chapitre précédent : en choisissant de mettre en musique Le Mariage de Figaro de notre Beaumarchais que l’Empereur Joseph II venait d’interdire à Vienne, Mozart s’est fait plaisir et a voulu se venger du coup de pied au cul qui marqua sa résistible rupture avec Colloredo.

Si ce premier fruit de la collaboration avec Da Ponte fit d’abord un flop dans la capitale autrichienne en 1786 pour des raisons évidemment politiques avant de triompher l’année suivante à Prague, Mozart n’en élève pas moins ici le vaudeville sulfureux de Beaumarchais au rang de chef-d’œuvre absolu. Certes, le portrait du Comte Almaviva qui se bat pour maintenir le droit de cuissage est au vitriol. Mais Mozart ignore le simplisme et le manichéisme : aussi bien la Comtesse, - au demeurant jeune roturière enlevée jadis par le Comte ! - en épouse délaissée, est-elle l’un des plus beaux et des plus émouvants portraits de femme de toute la création mozartienne. La preuve incarnée, en tout cas, que la noblesse dépend du cœur et non de la naissance, idée qui sous-tend toute son œuvre.

Ce faisant, Da Ponte et Mozart en exploitant le canevas français font claquer les portes, croisent les intrigues, mêlent les tons, n’oubliant jamais qu’ils sont au théâtre avec ses rebondissements incessants. Mozart utilise comme personne ces véritables arrêts sur image que sont les airs qui suspendent l’action pour affiner ses portraits et les nimber de nostalgie et de poésie. Le plus petit rôle est gratifié de couleurs préromantiques comme celui de Barberine, simple partenaire des premiers jeux érotiques de Chérubin, à l’orée de l’acte du jardin : cet air suffit à suggérer le sentiment de la nature qui s’éveille dans les parfums enivrants de la nuit. L’art de Mozart atteint ici à une perfection formelle inégalée que résume déjà la géniale ouverture. Car par la suite, certains opéras porteront dans leur trame la marque d’une évidente précipitation, de Don Giovanni à La Flûte Enchantée en passant par La Clémence de Titus : Les Noces portent très haut la perfection et l’équilibre entre pensée et sentiment dans l’art occidental.

Leur triomphe à Prague entraîna la commande d’un nouvel opéra en 1787 : ce fut Don Giovanni tout simplement parce que le sujet avait été remis à la mode par Gazzaniga qui avait composé un Convive de pierre quatre mois auparavant ! Ce qui permit à nos compères de travailler en un temps record, car il leur fallait faire vite. Au duo Da Ponte/Mozart s’adjoignit, dit-on, un certain Casanova qui prenait le café avec eux à Prague et ne refusait pas de mettre son grain de sel au livret. Un enregistrement de l’œuvre de Gazzaniga permet de mesurer l’ampleur du pillage : des scènes entières sont réutilisées mot pour mot et même des thèmes musicaux sont empruntés sans vergogne au collègue. Son opéra ne paraît pas très original lorsqu’on le découvre : la patte de Mozart a suffi à tout transformer comme par magie. Si l’on peut s’amuser aux aventures galantes du burlador de Séville, Mozart y voit l’occasion de se confronter à la mort – c’est qu’en 1787 sont disparus coup sur coup son père Léopold et Gluck - ce qu’atteste la gamme montante et descendante de l’antique mode grégorien de ré mineur qui dépeint l’apparition surnaturelle du Commandeur. L’accord de ré mineur qui ouvre l’ouverture en déchirant le cœur du spectateur ne laisse planer aucun doute sur la nature tragique de l’ouvrage. L’inspiration de Mozart est à son zénith.

Rien à voir avec le marivaudage de Cosi fan tutte ! Mozart paya cher le culot qu’il avait manifesté trois ans auparavant en choisissant le sujet des Noces. Devenu méfiant en 1789, l’Empereur et frère de Marie-Antoinette ne lui laisse plus le choix et impose le nouveau sujet pour ménager sa Cour. Il s’agit d’un fait divers survenu à Trieste, qui défrayait la chronique viennoise : l’histoire d’un pari non exempt de grivoiserie avec déguisement oriental obligé, tout ce qui séduisait le public cultivé de l’époque. Né à Venise, Da Ponte s’amusa même à truffer le livret de dialecte vénitien, multipliant les allusions salaces, si bien que le texte offre plusieurs niveaux de lecture. Nul doute que Mozart appréciait la gaudriole. Mais le fait est aussi que tout ce qui passe par ses mains, ou plutôt par ses notes, en sort magnifié, purifié par une sorte d’universelle compassion comme si Mozart souffrait à l’unisson de ses héroïnes ou de ses héros.

Il les considère comme ses frères en condition humaine. Ils y gagnent une épaisseur psychologique qui transfigure les marionnettes de Cosi Fan Tutte en quatre pauvres cœurs souffrants, martyrisés par le sadisme de celui qui tire les fils du castelet, le sinistre Don Alfonso. Ce qui n’était, au fond, qu’une partie carrée sentimentale où chacun des jeunes gens tient le rôle d’un pion sur l’échiquier du machiavélique Alfonso, se mue au second acte, lorsque le piège destiné aux filles se referme sur les garçons, en une tragédie pure. Ce qui n’est peut-être pas évident à la lecture du seul livret, mais le devient par la grâce de la musique. La bluette faussement innocente, le divertissement apparemment aristocratique prend soudain la dimension d’une fable universelle. Tel est la force du miracle nommé Mozart.

Jacques Doucelin

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Épisode 1: L'enfant de l'Europe
Épisode 2 : 1774, un jeune homme romantique
Épisode 3 : Viva la liberta!
Épisode 6 : 1791, grandeur et misère d'un destin exceptionnel

Photo : DR

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