Journal
Eugène Onéguine à l’Opéra de Marseille – Chef-d’œuvre russe à la française
Foin de rois et de dieux, loin de toute mythologie, pour les « scènes lyriques » d’Eugène Onéguine, Tchaïkovski, après avoir lu Pouchkine, est allé chercher des scènes de vie(s), d’amour, de mort et de passion entre les datchas de la campagne russe et les salons des palais moscovites. Des rêves de jeune fille pour Tatiana, des illusions perdues des femmes mures pour qui « l’habitude est un don du ciel qui fait office de bonheur », de l’amour juvénile d’un poète, Lenski, pour une Olga insouciante dont « le visage est rond comme la lune qui ne sert à rien dans le ciel »… Terrible phrase lancée par Onéguine à l’attention de son « ami » Lenski, qu’il abattra en duel à la suite d’un quiproquo sordide. Onéguine, le dilettante, le blasé, destin perdu, condamné à errer à la poursuite du temps qui ne se rattrape pas et de l’amour qui ne se partage plus. Des « scènes lyriques », c’est ainsi que Tchaïkovski qualifiait son opéra. Et il est vrai que le développement est marqué par une succession d’airs remarquables : la lettre pour Tatiana, le duel pour Lenski, la déclaration d’amour pour le Prince Grémine ; Onéguine, lui, est omniprésent, constituant comme un fil rouge de l’œuvre.
Emanuela Pascu (Olgan) et Thomas Bettinger (Lenski) © Christian Dresse
Puis il y a la partition ; assurément l’un des chefs-d’œuvre de Tchaïkovski, tout de richesse et de mélancolie. Sous la baguette de Robert Tuohy, l’orchestre de l’Opéra a convaincu, même si, ça et là, sa coloration était plus Méditerranéenne qu’inspirée par les vents de l’Oural. Pour préparer le chœur, Emmanuel Trenque, son chef, n’a pas hésité à faire appel à Elena Voskresenska comme coach linguistique. Bien lui en a pris car les ensembles, somptueux, respiraient l’âme russe. Et une fois de plus, l’ensemble a contribué largement à l’intérêt scénique de cette production.
A l’heure de composer sa distribution, Maurice Xiberras, le directeur général de l’Opéra de Marseille, plutôt que d’inviter quelques solistes moscovites ou pétersbourgeois, avait choisi de faire confiance à une majorité de solistes français. Marie-Adeline Henry, tout d’abord, dans le rôle de Tatiana. Elle est émouvante et fragile à souhait ; sa ligne de chant est droite, très à l’aise dans le médium. A ses côtés, française de cœur, Emanuela Pascu offre une joviale Olga ; chez elle aussi, de belles qualités vocales avec un mezzo chaleureux. Doris Lamprecht est l’idéale Madame Larina et Cécile Galois, une attachante Filipievna ; deux voix dont la maturité convient parfaitement à ces caractères.
Pour incarner Eugène Onéguine, le choix s’est porté sur Régis Mengus. Une prise de rôle pour le baryton, accompagnée de tout ce qui va avec l’exercice de style : entre autres tension et, certainement, une boule au ventre au moment de chanter le fatal héros. Quelques doutes, quelques imperfections devraient vite être effacés par l’expérience ; on connaît son talent. Scéniquement et vocalement idéal dans son personnage, Thomas Bettinger campe un Lenski cruellement touché par le destin. Son air du duel reste dans les mémoires : du grand art pour ce ténor à la projection franche et puissante.
De la belle ouvrage, aussi, avec Nicolas Courjal dans l’air du Prince Gremine, assurément la prestation la plus « russophone » chez les solistes, tessiture et technique obligent. Un air pour mettre la salle à ses pieds, pour plonger mille personnes dans un silence de cathédrale, n’ayant que d’yeux et d’oreilles pour lui. Alors, certes, Nicolas Courjal est à Marseille un peu comme à la maison, mais ici c’était un sommet d’émotion. Du côté des comprimari, Eric Huchet (Monsieur Triquet), Sévag Tachdjian (un capitaine), Jean-Marie Delpas (Zaretski) et Wilfried Tissot (un paysan) se sont parfaitement acquittés de leurs rôles respectifs. Au soir de la première, l’accueil d’un public rajeuni fut plus que chaleureux.
Michel Egéa
Photo de g. à dr. : Marie-Adeline Henry (Tatiana), Nicolas Courjal (Grémine) et Régis Mengus (Onéguine) © Christian Dresse
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