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​Une interview du ténor Piotr Beczala - « Se retourner vers le passé est très enrichissant »

Son élégance, sa finesse, la beauté intrinsèque de sa voix ont fait de Piotr Beczala l’un des ténors les plus importants de sa génération. Lyrique à ses débuts, son instrument a gagné au fil des ans et des répertoires abordés, la richesse et le galbe suffisants pour lui permettre d’aborder sans forcer, des rôles plus lourds auxquels il n’était pas prédestiné. Sa prudence et sa clairvoyance l’ont ainsi conduit de Mozart à Gounod, tout en passant par Lehár, Massenet et Puccini jusqu’à des Verdi plus musclés et à Wagner avec ce Lohengrin abordé à Dresde en 2016, aux côtés d’Anna Netrebko, sous la baguette Christian Thielemann. 
C’est justement avec ce personnage qu’il revient après sept ans d’absence sur la scène de l’Opéra Bastille, dans une toute nouvelle mise en scène de Kirill Serebrenikov que le public pourra découvrir à partir du 23 septembre, sous la conduite de l’Anglais Alexander Soddy, qui a laissé de magnifiques souvenirs dans Peter Grimes en tout début d’année à Garnier

 
Vous voici à l’Opéra Bastille, après sept ans d’absence, pour interpréter votre premier Lohengrin en France, un personnage que vous avez déjà abordé à Dresde, Bayreuth, New York et Vienne depuis 2016. Pouvez-vous nous dire ce que représente ce rôle dans une carrière comme la vôtre ?

Ceux qui me connaissent savent que j’ai débuté avec Mozart et que je me suis dirigé doucement vers des rôles plus lourds. Quoiqu’il en soit, celui de Lohengrin représente un grand pas pour moi et, pour être honnête, il ne faisait pas partie de ma wish list, mais Christian Thielemann m’a convaincu de l’aborder. J’ai donc longuement travaillé à ses côtés pour comprendre ce rôle et recueillir ses conseils. Chanter Lohengrin dans mon cas, ne signifie pas que j’ai dû transformer ma voix en celle d’un ténor wagnérien, je suis resté comme j’étais et j’ai continué de chanter Werther, Faust et tous les opéras de mon répertoire.
J’ai bien sûr abordé Carmen et Aida, mais là encore j’ai pu parler avec Nello Santi qui m’a fait remarquer que Radamès n’était pas un rôle dramatique, mais lyrique aux trois quarts, l’exception étant l’aria d’entrée « Celeste Aida » ; mais Manrico ou Alvaro sont bien plus lourds. J’ai donc cherché à utiliser mes expériences dans les rôles lyriques pour créer mon Lohengrin, comme je l’ai fait précédemment avec Cavaradossi. Je n’ai pas eu à opérer de changement complet, mais ai plutôt veillé à additionner mes connaissances et à m’adapter aux besoins de l’écriture, avec notamment des attaques plus marquées et davantage de volume dans le registre bas, sans pour autant devenir un ténor wagnérien tel qu’on le conçoit habituellement.

Qu’attendez-vous d’un point de vue dramatique et théâtral de cette nouvelle production ? Quels aspects psychologiques de la personnalité de Lohengrin voudriez-vous découvrir et mettre en lumière ?

C’est une bonne question car mon expérience de Lohengrin en scène n’est pas très grande, je n’ai participé qu’à quatre différentes productions et j’ai eu la chance de débuter avec une version « traditionnelle », ce qui m’a aidé, car il faut penser à tant de choses lorsque l’on débute dans une partition. Il faut pouvoir dessiner un squelette propre au personnage, traduire ce qui il aime, ce qu’il fait, comment il se développe et donc dans le cas d’une vision traditionnelle il est plus facile de faire ce travail ; ici à Paris je peux changer des choses, l’attitude, mais pas tout le rôle car je pense que Wagner savait ce qu’il voulait et l’a écrit. Il faut bien sûr être ouvert à de nouvelles expérimentations, mais interpréter Lohengrin reste compliqué et pour être honnête je vais jouer mon Lohengrin… Bien sûr il faut réfléchir, avoir de l’imagination, mais en scène on joue ce que l’on chante et c’est primordial. Chanter quelque chose et le contredire par le jeu n’est pour moi pas satisfaisant.
 

Christian Thielemann, une rencontre décisive dans le parcours de Piotr Beczala © SF Marco Borrelli

Lentement mais sûrement, partition après partition, vous avez attendu la cinquantaine pour chanter Lohengrin, le plus italien des rôles wagnériens. Quelles difficultés avez-vous rencontrées en l’étudiant, vous êtes-vous senti immédiatement à votre aise dans son écriture et quelles ont été vos réactions en le chantant sur scène la première fois ?

Comme je vous l’ai dit je ne tenais pas particulièrement à chanter le rôle, qui ne faisait pas partie de mes priorités. Bien sûr lorsque j’ai commencé à le travailler avant de l’aborder à Dresde avec Thielemann, j’ai appris beaucoup, il m’a aidé à le construire à partir de mes expériences des autres personnages. Il m’a également fait découvrir de nombreuses similitudes avec l’opérette et les lieder de Strauss, ce qui peut surprendre, mais en effet dans Das Land des Lächelns (Le Pays du sourire) de Lehár il y a de nombreuses analogies avec Lohengrin : « Im fermen Land » est très proche du 3ème air de Sou-Chong. On peut également voir des rapprochements entre certains passages de la Rusalka de Dvorak et Wagner, n’oublions pas qu’ils étaient contemporains, sur la tessiture et le registre qui sont les mêmes. Le Mozart de Die Zauberflöte contient également certaines équivalences avec Lohengrin.
J’ai donc préparé cette partition en pensant à ces similitudes ce qui m’a facilité la tâche. Il est exact que Lohengrin est le plus italien des opéras de Wagner, car il l’a écrit pour des ténors de son temps et la technique vocale venait d’Italie. Tchaïkovski a lui aussi écrit pour des chanteurs qui étaient capables d’interpréter indifféremment Iolanta et La Dame Pique, ce qui est inconcevable aujourd’hui. Et n’oublions pas non plus qu’autrefois les orchestres étaient moins puissants et les voix avaient moins de volume à combattre. Ce progrès est important et c’est bon pour l’opéra et je suis certain que Mozart serait heureux d’entendre Don Giovanni joué par un grand orchestre, tout comme Wagner qui a composé sa musique pour la fosse de Bayreuth.

De quelle manière vous êtes-vous préparé pour chanter à nouveau cette partition, retrouver le style, l’émission vocale propres à Lohengrin après avoir abordé votre premier Calaf à Zürich en juin dernier, puis avoir retrouvé le rôle du Duc de Mantoue que vous affectionné à Vérone cet été, ainsi que Don José ?

Vous savez il y a eu du temps entre Calaf et Carmen et j’ai pu prendre des vacances. Ma première à Vérone a d’ailleurs été spéciale car ce Rigoletto n’a duré que vingt-cinq minutes en raison de la pluie qui a contraint la direction à tout arrêter. Quelle déception ! Nadine Sierra n’a pas pu chanter une note. Heureusement j’ai pu venir à bout de Don José ; à ce propos il m’a été demandé une semaine avant d’apprendre tous les récitatifs, à la différence des versions dans lesquelles j’ai chanté où on se contente de quelques dialogues. J’ai également eu du temps entre Don José et Lohengrin. Comme je l’avais chanté à deux reprises cette saison je n’ai pas eu de difficulté à me le remettre en bouche. Alors que nous sommes en plein dans les répétitions, j’ai accepté de donner un concert à Vienne qui m’a certes fatigué, mais qui m’a permis de me remettre au répertoire italien, ce qui au final m’a fait du bien.
 

En répétition avec Kirill Serebrennikov © E. Bauer - OnP

Vous avez chanté à plusieurs reprises sur la scène de l’Opéra Bastille, depuis votre premier Tamino en 2001 jusqu’à Werther en 2016, et connaissez donc cette institution et son public. Qu’est-ce qui vous a décidé à accepter cette nouvelle production qui marque les débuts sur ce plateau du metteur en scène de théâtre, d’opéra et de cinéma Kirill Serebrennikov, artiste célèbre et controversée. Connaissiez-vous son travail avant de le rencontrer ?

Je l’ai rencontré ici à Paris et ne le connaissais pas. Vous savez c’est très flatteur d’être appelé pour participer à la rentrée de l’Opéra de Paris ; c’est important et j’ai accepté. Bien sûr statistiquement j’ai sans doute trop chanté Lohengrin ces derniers mois et je pense que je ne le referai pas, mais une fois encore il y a des propositions qu’il est difficile de refuser. Pour revenir à Serebrennikov, j’avais des craintes après avoir visionné son Parsifal de Vienne : je n’ai pas tout compris mais certains moments m’ont intéressé, car sa manière de raconter l’histoire est vraiment personnelle. J’ai demandé au maestro de lui dire que je n’étais tout de même pas prêt à aller trop loin, ou alors qu’il faudrait que j’aie une conversation avec lui. Je ne veux pas être entouré de choses laides en scène, être vêtu de costumes horribles ou être forcé à faire des choses qui ne sont pas nécessaires, telle que la nudité gratuite : j’ai pu faire Roméo et chanter à moitié nu, cela n’a jamais été un problème, mais je dois avoir des explications pour le faire. Si je dois changer de dessous entre deux scènes sans raison valable, ce n’est pas motivant.

Raconter une histoire en se pliant au concept du metteur scène sans réagir, peut être très déprimant et je ne souhaite pas me retrouver dans de telles situations. Je n’ai pas peur, alors certains peuvent penser que je profite de ma position, mais je ne veux pas me fâcher sans raison, car j’ai également dû travailler avec certaines personnes stupides qui trouvaient parfois des idées par accident et cela aussi est dangereux. Il faut toujours privilégier la discussion et parvenir à changer ce qui ne fonctionne pas. J’ai rarement eu à dire stop, c’est fini je rentre chez moi. Parfois je regrette de ne pas avoir été suffisamment sévère car l’opéra est une chose importante.

Pour revenir à ce Lohengrin je dois reconnaître que je m’amuse beaucoup sur cette production, atypique, en costumes modernes, ce qui ne me perturbe pas puisque j’ai joué à Bayreuth dans une production où Lohengrin était un électricien qui devait réparer le monde et où tout était bleu….. Ici nous sommes dans une ère post-apocalyptique très proche d’un livre que je suis en train de lire (Piotr Beczala se lève et revient avec un exemplaire de Metro 2033 de Dmitry Glukhovsky), dont l’intrigue se déroule après une guerre atomique et où les survivants moscovites se cachent dans le métro et recréent la même civilisation une fois sous terre. Tout recommence, tout se reproduit. C’est un peu ce que propose Serebrenikov.
 

© piotrbeczala.com

Après trente et ans de carrière vous avez créé des relations avec de nombreuses artistes je pense en particulier à Sondra Radvanovsky, à Anna Netrebko, mais aussi à Anja Harteros, Sonia Yoncheva, Krasimira Stoyanova, Elina Garanca ou à Nina Stemme qui chante Ortrud à vos côtés ici à Paris. Cela peut-il avoir un impact sur votre travail, ou est-ce quelque chose que vous réglez facilement ?
 
Je suis quelqu’un qui aime les contacts et les échanges, travailler dans une atmosphère agréable sur un projet commun où il est capital de pouvoir créer ensemble, en tirant partie de toutes les forces en présence, du chef au metteur en scène, pour obtenir le meilleur résultat. Inutile de s’ennuyer ! Je donne souvent des récitals où malgré la relation qu’il peut y avoir avec le pianiste, je suis seul alors que j’aime être entouré notamment par toutes celles que vous avez cité. Je n’aime pas les conflits, c’est bon pour les médias. J’ai eu beaucoup de beaux souvenirs avec elles car être sur scène doit rester un plaisir ; et lorsque l’on recrée cela, on donne plus au public et la représentation n’en est que meilleure.
 

© Anja Frers

Vous n’avez jamais caché votre admiration envers de grands ténors du passé tels que Wunderlich, Corelli ou Gedda qui n’ont jamais, ou juste une fois et tardivement en ce qui concerne Gedda, chanté Lohengrin. En avez-vous des regrets et en général comment gérez-vous leur héritage lorsque vous abordez une partition dans laquelle ils se sont illustrés ?

Vous savez j’aime beaucoup de chanteurs du passé, vous n’en avez mentionné que quelques-uns mais j’admire également Georges Thill ou Tito Schipa pour la pureté du chant. Se retourner vers le passé est très enrichissant, cela ne veut pas dire que l’on cherche à copier, mais que l’on veut élargir le spectre. Je peux aussi écouter de vieux enregistrements à la technique précaire pour étudier des approches différentes.
 Après cela je me dis souvent que nous n’avons pas à rougir. Nous avons une autre manière de chanter, mélangeons de nombreux répertoires différents, alors que Wunderlich par exemple ne chantait pratiquement pas dans une autre langue que l’allemand, et de nos jours pratiquons toutes les langues, exécutons les versions les plus complètes qui soient, ce qui favorise la flexibilité et renforce notre vocalité. Mais attention si Caruso était sur la scène de la Bastille il ferait un tabac, car il ouvrirait la bouche et ferait trembler les murs.

Vous succédez à la Bastille à Gösta Winbergh, Ben Heppner, Jonas Kaufmann et Stuart Skelton, héros de la production signée Robert Carsen : autant de voix et d’approches différentes. Qu’est-ce que Lohengrin vous permet d’explorer et que vous demande-t-il par rapport aux autres rôles que vous avez expérimenté à la scène ?

En premier lieu j’aime énormément ce rôle, son caractère et la musique qui l’accompagne. Mais je dois également avouer que toute la partition est un enchantement, il n’y a pas une phrase qui ne soit merveilleuse : bien entendu dès que commence le 3e acte je suis aux anges. Je regrette seulement qu’il faille attendre près d’1h 30 entre la fin du premier acte et le troisième, car nous devons veiller à conserver cet arc qui relie les deux sans perdre l’énergie ou que notre voix ne retombe, ce qui n’est pas toujours facile.
 

Rien de tel que l'air de Salzbourg ... © piotrbeczala.com

Vous vous êtes exprimé à plusieurs reprises sur le fait qu’il était important de faire les bons choix, de recevoir de bons conseils et de pouvoir tester sa propre maturité. Est-ce pour cette raison que vous avez envie de créer une école pour pouvoir transmettre ce que vous avez appris et surtout expliquer à la jeune génération ce à quoi elle doit s’attendre pour faire carrière ?

C’est un rêve de créer une école comme celle à laquelle je pense, pour enseigner ce qui aide au développement de chacun et pas seulement apprendre à effectuer de longues notes, ou à maîtriser les passages, mais travailler sur la psychologie, la patience ; car les jeunes sont souvent stupides, ce qui n’est pas un crime, sauf quand ils refusent de suivre les conseils de personnes sûres parce qu’ils sont persuadés de tout savoir. Il nous faudra les surveiller, les entourer, et nous adapter à chacun.
J’ai pour ma part eu la chance de rencontrer Sena Jurinac qui m’a beaucoup aidé, car elle me voulait du bien. Nello Santi, Christian Thielemann ont également été importants car ils m’ont fait confiance et, sans eux, je ne serais pas parvenu à réussir tout ce que j’ai entrepris.

Et vous savez, nous n’en finissons jamais d’apprendre, tout le temps et les bons conseils sont toujours bons à prendre. Je voudrais être entourés de collègues de ma génération, mais pas seulement, il y aura un panachage, c’est indispensable. Ce ne sera pas facile à mettre en place mais j’ai confiance. Il faudra aider ceux qui cherchent à améliorer leur voix et ont besoin de gagner en mental et ceux qui doivent être réparés. Je pense chanter encore une dizaine d’années et devenir professeur après, car en ce moment je n’ai pas le temps de le faire correctement. Je veux être vraiment présent pour les suivre.
 
Propos recueillis et traduits de l’anglais le 11 septembre 2023 par François Lesueur

 

Wagner : Lohengrin
Du 23 septembre au 27 octobre 2023 
Paris - Opéra Bastille
www.operadeparis.fr/saison-23-24/opera/lohengrin

Photo © piotrbeczala.com

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