Journal

Une interview de Patricia Petibon – « Les rencontres que j’ai pu avoir dans ma vie m’ont poussée à aller de l’avant et forment plus une ligne de vie qu’une carrière »

Enthousiaste à l’idée d’interpréter pour la première fois la Salomé de Strauss sur la scène du Théâtre des Champs-Elysées, Patricia Petibon s’était entretenue avec nous quelques jours avant l’annonce d’une nouvelle période de confinement qui empêche la présentation d’une production, signée Krzysztof Warlikowski, dont la première était attendue le 14 novembre. Consciente de la chance que lui avait donnée par Michel Franck, mais également inquiète de la situation sanitaire ambiante, la soprano française, que l’on devrait retrouver un peu plus tard dans la saison, a bien voulu répondre à nos questions, parler d’elle, de sa méthode de travail, du passé comme de l’avenir et de son irrépressible amour pour l’art lyrique.

 
La scène du Théâtre de Champs-Elysées est sans doute celle où vous avez été le plus fréquemment invitée et ce pour incarner de nombreuses héroïnes : Aspasia, Mélisande, Blanche de la Force, Eurydice, sans parler des concerts. Que ressentez-vous de particulier dans cette maison où vous devez avoir tant de précieux souvenirs ?
 
Patricia PETIBON : Ce sont d’abord des liens humains qui font que l’on se sent bien dans un théâtre ; sans cette empreinte si particulière, les lieux ont pour moi peu d’intérêt. Il faut également mentionner la confiance que peut vous accorder un directeur, de sa politique culturelle, qui passe par un soutien sans faille aux jeunes chanteurs ; Michel Franck est quelqu’un de rare, il est sur tous les fronts, fait preuve d’un courage extraordinaire, surtout actuellement, il est à la fois solidaire et volontaire ce qui fait que l’on se sent chez lui comme dans une maison où l’on est lié les uns aux autres et plus que tout, concerné. Depuis que j’y viens j’y ai toujours ressenti de bonnes vibrations et ai conservé de bons souvenirs, les couloirs, le plateau, les loges, tout est chargé du passage laissé par des gens que l’on aime et que l’on a plaisir à retrouver régulièrement.

Cette saison plus que jamais incertaine en raison de la crise sanitaire, est tout de même marquée par deux prises de rôles et en premier lieu la Salomé de Strauss. Pour quelqu’un qui n’a jamais eu peur des défis, que représente cette œuvre mythique qui succède dans votre palmarès à Lulu ?

P.P. : C’est assez étrange car j’ai eu de très nombreux projets lyriques ces derniers mois. Je devais chanter Mélisande à Milan, faire plus d’opéras que de concerts, ce qui n’est pas fréquent. Le contexte a modifié beaucoup de choses, mais la perspective de m’attaquer à de nouveaux rôles a été très salvateur. Salomé est un rôle très particulier, pour lequel on a besoin d’être accompagné, comme un enfant à qui l’on donne à manger à la cuiller. Pendant le confinement j’ai travaillé très régulièrement, avec discipline, même par téléphone, pour ne pas perdre l’énergie et demeurer scrupuleuse. J’ai par exemple lu la partition de La voix humaine, que je dois aborder cette saison au TCE (1), pour garder ce lien indispensable. De nombreux artistes ont fait de même via Skype, pour rester en contact avec les gens et en phase avec la réalité de notre discipline. Justement, je suis quelqu’un qui doute, qui a peur et si je donne l’impression d’être une casse-cou, c’est que les rencontres que j’ai pu avoir dans ma vie m’ont poussée à aller de l’avant et forment plus une ligne de vie qu’une carrière. J’ai parfois le sentiment de n’avoir fait qu’apprendre et déchiffrer sans que ces prises de rôles ne soient véritablement rentables.
Pour autant je n’éprouve aucun regret, car je suis dans le présent et me dit toujours que ce qui ne s’est pas fait, ne devait tout simplement pas se faire : c’est ma philosophie et je considère qu’il serait indécent d’avoir des regrets par rapport aux cadeaux que la vie m’a procurés. Le dernier en date est encore de Michel Franck, qui a eu l’idée de me confier cette Salomé. J’ai eu la chance de rencontrer Harnoncourt, Christie, Py et je vois bien que la roue tourne, que nous ne sommes jamais fixes, que nous nous de déplaçons sur la planète selon nos familles et le désir des autres. La chance, ou appelons cela la synchronicité de nos vies est également responsable, ce qui explique qu’après de nombreux projets je me retrouve à faire cette Salomé au TCE : mais il n’y a pas de hasard, car elle arrive à un moment clé dans ma vie. J’ai vécu des épreuves, creusé, cherché des choses en tant qu’être humain et ce rôle m’est proposé. Les défis de cette taille sont faits pour avancer et il faut envisager ces rôles comme des renaissances, comme si nous revenions une nouvelle fois au monde.
 

Giunia dans Lucio Silla au Teatro Real de Madrid (m.e.s. Claus Guth) © Javier Del Real
 
Cette production signée Warlikowski, créée à Munich en 2019 avec Marlis Petersen, vous permet de retrouver le metteur en scène polonais avec lequel vous avez déjà joué les trois héroïnes des Contes d’Hoffmann à Bruxelles. Vous avez souvent eu la chance d’interpréter des œuvres avec de grands chefs mais également avec quelques grands noms de la scène : Carsen, Haneke, Pommerat, Ruf, Py, Katie Mitchell. Vous avez cependant dit : « Qu’il y en a peu qui vont à l’essentiel, ne vous éliminent pas et acceptent ce qui est en nous ». Que signifie « aller vers l’essentiel » ? Est-ce à dire que les autres tergiversent, hésitent ou improvisent ?

P.P. : Non, je veux dire qu’il y en a peu qui prennent en compte ce que nous sommes. Nous devons accepter de mélanger nos personnalités et je trouve qu’il est indispensable de ne pas être dans le déni de ce qui nous constitue. C’est pour cela qu’il peut y avoir autant de Salomé différentes. Il s’agit là d’incarnation, nous devons aller vers, tenter d’exister, grâce à nos costumes et aux indications du metteur en scène ; c’est un tout. Il faut accepter l’autre et ce réciproquement. Je n’ai eu, par chance, que de bonnes expériences et en face de moi, de grands artistes qui ont accepté ce que j’étais en me poussant à donner beaucoup de moi pour faire exister des personnages. La scène est vraiment un mélange incroyable de disciplines.

Les mises en scène très conceptuelles de Warlikowski racontent souvent des histoires parallèles pour combler des vides ou tenter d’expliquer ce qui a été éludé. A-t-il procédé ainsi avec la perverse fille de Babylone ?

P.P. : C’est un artiste marqué par le cinéma, les actrices et les acteurs et qui fonctionne souvent en faisant coexister le théâtre dans le théâtre ; dans cette production il y a bien sûr un contexte qui lui permet de convoquer les nazis et les juifs. On parle de choses contemporaines et en même temps l’arrière-plan historique est très présent, car il aime empiler les boîtes et entourer les personnages de mystère. Il fait ici référence au très beau film de Josef Losey, Monsieur Klein, interprété par Alain Delon, ce qui lui permet de mêler deux histoires. Je ne vous en dis pas plus mais ça commence très fort et je dois dire que la danse est un petit bijou. C’est un rôle physique, intellectuel, intense, un vrai marathon.

Peu d’artistes de votre génération se sont révélées au fil des années être de véritables mordues de théâtre et de jeu. Avant de vous laisser porter par ces grands metteurs en scène, comme Olivier Py envers lequel vous avez une totale confiance, vous souvenez-vous à partir de quand cette idée de combiner chant et jeu s’est imposée à vous ?

P.P. : Je ne peux pas vous dire, mais je pense que cela a toujours fait partie de moi et ce dès le départ, car quand on est enfant le verbe fondateur est jouer. Plus tard si l’on étudie un instrument, ce n’est pas évident, mais dès que la notion de jouer ensemble, de se transformer, de se métamorphoser apparaît, vous vous sentez alors irrémédiablement attiré. A travers la musique il y a une philosophie que l’on essaie de ressentir dans notre propre existence par une quête de sens, que la culture et l’art nous permettent d’atteindre. C’est un moyen d’accéder à une sorte de beauté, dont on a plus que jamais besoin aujourd’hui.

Avec le recul qu’est-ce qui a compté le plus pour vous : explorer de nouvelles partitions, ou revenir régulièrement à certains personnages pour mieux en cerner les tréfonds ?

P.P. : Ca dépend, mais il y a tout de même un compositeur qui tourne en rond autour de moi et ce depuis très longues années, c’est Poulenc. J’ai une grande admiration pour lui et il n’est pas surprenant que j’aime tant ses Dialogues des carmélites, dont le texte me bouleverse, car il parle de tout, de la peur, de la mort, de la foi, de nos propres limites : tout cela est très existentiel et ce n’est pas pour rien si j’ai l’intime conviction que cet opéra va m’accompagner longtemps. Il est probable que je fasse encore une Blanche, mais je sais que j’aborderai plus tard d’autres personnages. Mon grand rêve serait d’arriver, âgée, à la Prieure, qui meurt sur son lit. Pouvoir traverser ainsi une œuvre me paraît magnifique. J’ai commencé par Constance, suis passée à Blanche, bien sûr il y a également Lidoine et Mère Marie, mais il n’est pas impossible que je parvienne à la Prieure après avoir sondé plusieurs portraits. Je suis peut-être naïve, mais nous verrons bien.
 

Dialogues des Carmélites (m.e.s Olivier Py) au TCE © Vincent Pontet

Vous qui avez débuté avec une voix légère, avez su adapter votre instrument à l’évolution naturelle de votre corps. Imaginiez-vous il y a vingt-cinq ans être capable de vous mesurer à tous ces rôles et de passer ainsi de Blondchen à Manon, ou de Violetta à Alcina ?

P.P. : Non, non, franchement non. Ces propositions sont arrivées à moi sans les avoir envisagées, j’ai laissé les choses se faire. Pour autant j’ai essayé de ne pas brûler les étapes et d’écouter ma voix, car quand elle ne veut pas, elle ne veut pas. Je ne suis pas une hystérique de la vitesse cela fait partie de mon tempérament, je suis plutôt calme, voire lymphatique, mais quand je me lance je ne me ménage pas, même si cela peut être parfois douloureux, que cela me demande beaucoup de travail et une grande lucidité, car vous savez, nous sommes bien plus dures avec nous-même que tous les critiques (rires). Mais je n’ai jamais cherché à aller au-delà de ce que j’étais. J’ai rencontré des gens magnifiques comme mon agent, Helga Machreich-Unterzaucher ou mon accompagnatrice Susan Manoff, qui sont des êtres hors du commun, et me sens entourée par une famille de chefs de chant, de musiciens qui me comprennent et m’entourent à chaque étape. Je me satisfais d’être pleinement dans le présent et de savoir détecter quelques secondes de beauté rare sur lesquelles on ne peut pas mettre de mots, mais qui nous donnent le sentiment de fondre dans la musique. C’est souvent fugace mais cela vaut tout l’or du monde. Sur scène j’ai de l’admiration pour mes collègues et il m’arrive fréquemment de prendre d’eux tout ce que je ne possède pas. C’est une chance exceptionnelle de pouvoir encore vivre de son métier - jusqu’à quand cela durera-t-il, nul ne le sait ? – car être dans la transmission, il n’y a que cela qui compte en vérité.

Vous aimez parler de vos failles d’artiste liées à l’être humain que vous êtes, différent d’un soir à l’autre, mais aussi d’une décennie à une autre, dites qu’il faut tenir compte des rides du temps, y compris celles posées sur la voix et que parce que le son est vivant, il ne sort pas toujours comme vous le souhaiteriez. Pensiez-vous à vos débuts parvenir à ce degré de conscience et d’indulgence qui prouve que vous avez acquis une certaine maturité ?

P. P. : Oui, même si on ne peut pas savoir comment les choses vont évoluer, car à 18 ans on a une autre façon de vivre le moment présent et ce qui est facile à cette période l’est forcément moins à 30 ou 40 ans ! Mais parallèlement plus on progresse dans son art et plus on remplit les vides de conscience, d’exigence et de lucidité. Ce que nous ne sommes pas en mesure de comprendre jeune, nous le comprenons plus tard et nous sommes alors capables de mettre des mots sur des choses sur lesquelles nous n’avions pas de vocabulaire au départ. Tout cela est lié au parcours, à l’apprentissage de la vie, au fait d’avoir pu pénétrer dans les failles, dans le corps. Et en même temps il y a toujours l’effet de surprise, le mystère de la voix et du moment. Lorsque l’on a beaucoup travaillé pour parvenir à un certain niveau, il faut pouvoir se dissoudre ; j’ai appris une chose essentielle à savoir que l’accessibilité à la présence, à l’incarnation, ce n’est pas « vouloir » à tout prix, mais au contraire accéder à l’effacement de soi, à une sorte d’évaporation. Rostropovitch en parlait très bien en évoquant la nécessité de se dissoudre dans l’univers, c’est un peu vague mais pas tant que cela, car dans le son il y a quelque chose qui nous échappe, on ne sait jamais jusqu’où ça va et ce mystère est fascinant.

Vous avez toujours aimé mélanger baroque, Mozart, Haendel, l’opéra français, Verdi, Berg, Poulenc et Boesmans. Cette ouverture est aujourd’hui plutôt bien admise ; la recommanderiez-vous cependant à tous les jeunes artistes qui parfois se cherchent à leurs débuts ?

P.P. : Je pense sincèrement que c’est l’avenir, qu’il va y avoir beaucoup de métissage entre les musiques et il va falloir qu’ils soient capables de rebondir, de profiter de ce qui s’offre à eux ; cela ne veut surtout pas dire qu’il ne faille pas travailler intensément, mais cette multiplication, ces outils fous à disposition ne doivent pas les écarter de la profondeur, une chose qui se perd dans notre société. Beaucoup se contentent de rester à la surface, alors que le travail permet de creuser, d’aller plus loin. La transmission me passionne et je commence à donner des masterclasses que je ne considère pas mais comme de l’enseignement, car c’est encore autre chose, mais j’aime mettre en lumière l’autre, lui faire comprendre qu’il doit utiliser ses capacités et sa singularité, ne pas se cloner et tenter de faire quelque chose qui ne soit pas lui.
 

Francis Poulenc © DR

Après Au monde vous chanterez un monologue de Thierry Escaich, Point d’orgue composé spécialement pour compléter La voix humaine.(1) Est-ce que chanter dans votre langue natale constitue un plus pour vous exprimer avec plus de sûreté que dans une langue étrangère ?

P.P. : Évidemment, ma langue maternelle m’est plus familière qu’une langue étrangère, qui ne doit surtout pas être apprise maladroitement. Mais ce n’est pas parce que l’on est français que l’on chante mieux dans sa propre langue, la preuve ayant été apportée par certains étrangers absolument idiomatiques. En ce moment je travaille en allemand et dois entrer dans un univers, une sonorité qui ne sont pas français, mais ce qui est fascinant c’est de pouvoir fouiller dans chaque cellule, la faire vivre, sans être sur un mode perroquet, entrer dans la finesse, l’esprit de la langue. C’est comme cela que l’on nourrit un rôle et ce pourquoi on n’en finit jamais. On y met de la conscience, en français aussi bien entendu, mais même si nous comprenons ce que l’on chante il faut toujours investir, travailler l’émotion. J’aime chanter en français qui est très difficile et je suis impatiente d’aborder La voix humaine, car j’ai des choses à raconter et que Poulenc est de plus en plus présent dans ma vie.

Vous avez déclaré qu’il y avait une chose essentielle pour vous : « Ne pas s’installer dans le confort, devoir avancer pour savoir jusqu’où pouvaient nous conduire nos capacités ». Après tant de défis déjà relevés à quel projet un peu fou rêvez-vous secrètement ?

P.P. : En fait tout s’est un peu arrêté avec cette pandémie, mais je sens qu’il va se passer quelque chose après Salomé. Pour le moment je reste sur ce rôle, il y aura peut-être des enregistrements, mais cela me permet d’envisager aussi des concerts avec orchestre qui vont m’amener à d’autres répertoires, straussien mais plus largement allemand. Je suis un animal assez lent vous savez, je ne me suis jamais précipitée, car je voudrais pouvoir chanter longtemps sainement. Je trouve qu’il est important de pouvoir accompagner les âges de la vie. Mais nous avons aussi besoin de défis, de rôles qui nous poussent à nous transcender et nous ouvrent d’autres espaces. Il ne faut pas s’enfermer dans une seule pièce ou ne manger chaque jour que du riz et du saumon ; la voix doit se développer sur plusieurs plans. J’ai eu la chance de travailler dans des directions différentes et de m’essayer à des rôles de colorature, avant de me confronter à des rôles plus lourds. Et puis il y a le récital, une forme musicale que j’ai toujours privilégiée, car j’aime aller au contact des cultures et des répertoires éloignés, tout en ayant ce lien privilégié avec le théâtre qui doit être plus que jamais étroit, surtout dans le contexte actuel.

Propos recueillis le 25 octobre 2020 par François Lesueur

Partager par emailImprimer

Derniers articles