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Une interview de François Alu – Un feu follet

Bientôt 24 ans, et un riche tableau de bord scénique : premier danseur de l’Opéra de Paris depuis 2013, François Alu en est une des personnalités les plus attachantes, les plus hors normes. Et son fan club le démontre constamment ! Entre de superbes incarnations sur le plateau de l’Opéra, où on l’avait déjà remarqué il y a sept ans - pour son gala annuel, Elisabeth Platel l’avait distribué dans Piège de Lumière (1) et il éclaboussa la scène de son énergie et de ses bonds électriques- et des envies de mordre la vie à pleines dents dans tous les sens, le beau gosse au physique athlétique s’est construit une image à part, qu’il dévoile plus encore aujourd’hui dans un spectacle jouissif et un peu chaplinesque, Hors cadre. Celui-ci est présenté au Théâtre Antoine avec le petit groupe 3e étage, rassemblant cette fois six danseurs de l’opéra - dont le prodigieux Hugo Vigliotti – qui savent se regarder avec distance, et regarder autour d’eux. Ni dérision méchante, ni autocontemplation, plutôt de vifs coups de patte, et une démarche un peu folle, mais dont la rigueur de pensée et d’exécution fait l’intérêt.
 
Comment s’est constitué ce spectacle inhabituel, un peu inquiétant parfois ?
François ALU :  En fait c’est Samuel Murez, danseur de l’Opéra et créateur du groupe 3e étage (2), qui tire les ficelles de cette succession de tableaux satiriques ou émouvants, creusant le rapport des danseurs à leur ego, leurs obsessions – l’une des miennes est incontestablement celle de la nourriture, parmi d’autres, car cette privation est une torture pour bien des apprentis danseurs classiques et laisse des traces profondes – leur rapport au public, à leurs maîtres. Il y a notamment toute cette séquence : un, deux, trois, non, trrrois, quatre, douze, etc… qui fait revivre les excès des chorégraphes et des maîtres de ballet, d’autres en revanche qui nous montrent en pleine autocontemplation devant nos prouesses supposées.
 C’est donc Samuel qui a mis en place tout cela, chorégraphiant sur des pièces musicales presque toutes classiques, ou introduisant des séquences fameuses du répertoire, dont la prestigieuse variation de Basilio dans Don Quichotte, que je retourne ensuite pour en rire un peu et Les Bourgeois, de Ben Van Cauwenbergh, sur la chanson de Brel. Tout ce que je souhaite est de donner de l’émotion au public, de lui faire partager nos aspirations, nos découvertes, nos doutes. Et puis, il faut travailler là où on a de la prise ! Avec Samuel et mes camarades de 3e étage, nous partageons une perpétuelle effervescence, qui m’aide à canaliser mes idées. Et j’insiste sur le fait que le spectacle n’est qu’un premier jet que nous allons affiner.

Hors Cadre © Julien Benhamou
 
Comment conciliez-vous cette entorse aux règlements académiques avec votre engagement à l’Opéra ?
F.A. : En fait, je vis avec passion ma vie de danseur classique. J’ai eu la chance d’interpréter des rôles merveilleux, notamment dans Le Fils Prodigue, sans parler de Basilio de Don Quichotte, où j’ai pu m’épanouir complètement, en une sorte de fête du corps et de l’esprit. J’aime aussi des rôles plus dramatiques, plus tourmentés et le Siegfried du Lac des Cygnes m’émeut profondément par sa fragilité, son innocence de jeune homme idéaliste et pur, porté par ses rêves et avide d’amour, manipulé par des adultes cruels qui se jouent de lui. Kylian aussi me fascine. Mais il est certain que sans renier un instant l’importance de la discipline, sans laquelle il n’y a aucune vraie liberté, j’ai besoin de faire éclater mes limites, de sortir des cadres, des codes, pour vivre pleinement ma quête d’identité, et explorer de nouveaux champs. Et cela me nourrit  lorsque je reviens aux rôles classiques : ainsi pour Joyaux de Balanchine, j’ai eu le sentiment de vivre une séquence des années 30, avec leur côté canaille, cigare et Borsalino pour séduire les filles. Il me faut des histoires !
 
Il y a des hommes pressés, vous, vous êtes l’homme qui bouge, qui saute surtout ?  
F.A. : J’adore explorer les moyens du corps, qui sont innombrables. Les sauts, pour lesquels on me dit que je suis doué, je les vis très différemment, suivant la musique qui me guide et distille un parfum particulier, l’âme du personnage que j’interprète. J’utilise bien sûr le côté athlétique qui porte le mouvement mais aussi une disposition mentale qui, si on l’a mise au point une fois pour toutes, permet au saut de se figer en l’air, ou au moins d’en donner l’illusion. La respiration en est l’une des clefs. Il faut savoir chercher en soi-même, inlassablement. Il y a aussi des choses que l’on apprivoise grâce au contact avec les grands, le sens du tracé musical, le rapport aux lumières, ce qu’un Patrick Dupond savait si bien faire. Mais je suis avide de sensations, d’adrénaline, et j’aime la provoquer chez les gens.

Hors cadre © Julien Benhamou
 
Comment avez-vous constitué votre culture chorégraphique ?
F.A. : Je suis un enfant de Youtube. J’ai pu ainsi tous les voir, les plus grands de ces beaux monstres. Je me suis régalé de Vladimir Vassiliev, de Mikhaïl Baryschnikov, de Cyril Atanassof, l’un de mes dieux. De Maïa Plissetskaïa, bien sûr, et à ce jour d’Ouliana Lopatkina. J’admire aussi beaucoup Alina Cojocaru, dont la sensibilité me procure une émotion indicible, et c’est cela qui compte avant tout pour moi. Parmi les grands de mon Panthéon, il y a aussi Nicolas Le Riche, que je n’ai jamais réussi à tutoyer, bien qu’il me l’ait demandé : il m’impressionne tellement ! Sans parler de Patrick Dupond , avec lequel j’ai un lien artistique très fort  (et un lien stylistique évident, ndlr) : c’est en le voyant à la télévision dans Basilio de Don Quichotte qu’enfant, j’ai eu envie de devenir vraiment danseur. Solaire ! Quant à mes maîtres, j’ai eu la chance d’être guidé par deux magnifiques et fortes personnalités, Florence Clerc, et Ghislaine Thesmar, qui m’ont marqué à jamais. Sans parler d’Agnès Letestu, cette généreuse et immense artiste. Et Samuel Murez, à l’Opéra, m’est d’un conseil précieux.
 
Vers où aller vous déployer vos ailes ?
F.A. : Mille choses me passionnent ! Le théâtre, où j’aimerais décrypter le jeu des acteurs, le cinéma bien sûr, la photo, la lecture, indispensable, et puis la quête de sensations fortes, avec le canyoning, le saut en parachute dont je rêve, ou celui de l’homme-écureuil. Quand j’étais enfant, je grimpais sur les immeubles. Mais là, j’ai abandonné, c’est trop dangereux ! Et sûrement tant de choses qui vont se présenter, et que je veux saisir! Je serais aussi tellement heureux d’être un jour étoile, dans cette maison où je me suis formé et où je vis des moments si forts, car les rôles qu’offre ce titre sont fabuleux et permettent de s’accomplir. Mais ce n’est pas une obsession : je peux dire que je suis intègre et je veux surtout faire du mieux que je peux pour vivre pleinement. Ne pas me retrouver à 42 ans en me disant : qu’ai-je fait de ma vie ? En fait, il m’en faudrait sept.
 
Propos recueillis par Jacqueline Thuilleux, le 10 octobre 2017

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Hors Cadre - Paris, Théâtre Antoine, le 8 octobre ; prochaine représentation, le 14 octobre 2017 / www.theatre-antoine.com
 
On retrouvera François Alu à l’Opéra dans Play, d’Alexander Ekman, au Palais Garnier, du 6 au 31 décembre 2018. www.operadeparis.fr
 
(1) Lire le CR : www.concertclassic.com/article/compte-rendu-si-la-danse-nous-etait-contee-spectacle-de-lecole-de-danse-au-palais-garnier
(2) : www.3e-etage.com/fr/3e-etage.php

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