Journal

Une interview de Félicien Brut – L’accordéon fédérateur

 

Avec Félicien Brut l’accordéon témoigne d’une étonnante capacité à rallier nombre de musiciens dits « classiques ». Le mouvement a commencé il y a quelques années avec le « Pari des Bretelles », qui réunissait l’enthousiaste musicien auvergnat, le Quatuor Hermès et le contrebassiste Edouard Macarez ; il s’illustre en cette fin 2022 avec « J’ai deux amours », titre emprunté à Vincent Scotto pour un disque sorti il y a peu chez Erato.(1) Pour ce projet Félicien Brut est parvenu à rassembler Edouard Macarez, Thibaut Garcia, Adam Laloum, Edgar Moreau, Vincent Dedienne et, last but not least, Julie Fuchs, aux côtés de l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine mené par Pierre Dumoussaud. Leur programme célèbre à la fois l’accordéon et Paris en mêlant des arrangements de chansons ou de pièces classiques (Stravinsky, Chopin, Rossini) – réalisés par Bruno Fontaine, Domi Emorine, David Venitucci et Thibault Perrine – à trois œuvres concertantes signées Fabien Waksman, Karol Beffa et Thibault Perrine. « J’ai deux amours » apparaît on ne peut plus révélateur de la démarche d’un accordéoniste qui, venu du musette, est allé à la rencontre d’autres univers musicaux sans renier ce qui fait spécificité et l’histoire de son instrument.
On l’a interrogé à quelques jours de la soirée qu’il partagera le 12 décembre au Châtelet avec des amis musiciens et l’Orchestre de la Garde Républicaine, avant trois concerts « De Buenos Aires à Paris » (les 6, 7 et 8 janvier) en compagnie de l’Orchestre Symphonique de Tours.

 

Avec Julie Fuchs pendant l'enregistrement de "J'ai deux amours" à l'Auditorium de Bordeaux © DR
 
Après le « Paris des bretelles », avec le Quatuor Hermès et Edouard Macarez, vous voilà entouré d’une admirable équipe dans « J’ai deux amours » : comment ressentez-vous le mouvement fédérateur que vous parvenez à susciter auprès des musiciens classiques ?
 
Jusqu’à présent l’accordéon pouvait être invité sur le disque d’un musicien pour participer à une pièce de Piazzolla ou à une reprise d’une chanson. Je crois que c’est la première fois qu’un disque d’accordéoniste réunit autant de gens de la musique classique ; j’y tenais et c’est ce qui m’a beaucoup touché dans ce projet. Il y a évidemment d’abord la présence de l’Orchestre national Bordeaux Aquitaine, dirigé par Pierre Dumoussaud, aux côtés desquels six invités solistes m’ont rejoint. Deux d’entre eux travaillent avec moi depuis plusieurs années : Edouard Macarez, contrebassiste soliste à la l’Orchestre philharmonique de Radio France, que j’ai rencontré au tout début, en même temps que le Quatuor Hermès, et le guitariste Thibaut Garcia, partenaire de longue date aussi. Edouard comme Thibaut ont été des rencontres fondamentales qui ont beaucoup appris au musicien venant de la musique populaire et du musette que je suis. Il m’ont beaucoup appris et, peut-être, leur ai-je aussi permis de faire des choses qu’ils ne pratiquaient pas jusque là ...
 
Quant à Edgar Moreau et Adam Laloum, deux musiciens pour lesquels j’éprouve une admiration immense depuis des années, lorsque je me suis mis à réfléchir au disque avec l’ONBA je les ai immédiatement contactés et il m’ont tout de suite dit oui. C’était un peu un rêve d’enregistrer avec eux, tout comme avec Julie Fuchs, qui s’est elle aussi jointe au projet. Quant à Vincent Dedienne, je l’ai rencontré par hasard grâce une amie auvergnate qui habite à Paris et avait pris des places pour un de ses spectacles. Je vous avoue que n’ai guère d’appétence pour le one man show ; j’y allais un peu en traînant les pieds et je dois avouer que ce type m’a immensément ému – j’ai ri,  pleuré aussi, pendant un spectacle extrêmement touchant. Ce que j’ai aimé chez lui aussi, c’est un parcours étrange, autant que le mien dans l’univers de la musique. Il vient en effet de l’art dramatique, du théâtre classique et s’est mis ensuite à faire du one man show. Reste qu’il a, ancrée en lui, cette culture du théâtre classique, ce besoin de faire passer une émotion sur scène ; il ose beaucoup de choses et est très ouvert. Il a lui aussi tout de suite dit oui à mon projet.

 

Pierre Dumoussaud © DR

Comment avez-vous réussi à embarquer l’Orchestre national Bordeaux Aquitaine et Pierre Dumoussaud dans l’aventure de « J’ai deux amours » ?
 
J’ai eu la chance créer le Concerto pour accordéon et orchestre « L’Île du Temps » de Fabien Waksman avec l’ONBA en octobre 2021(Antonio Mendez était à la baguette ndr). L’idée d’un enregistrement avec l’orchestre a vite suivi et j’ai naturellement pensé à Pierre Dumoussaud, que je connaissais depuis assez longtemps sans avoir jamais joué sous sa direction. C’est quelqu’un avec qui je m’entend bien ; très entier, très généreux et exigeant dans l’exercice de son métier. Même la musique dite « légère » exige de s’investir totalement.
 
De plus, ça a été quelque chose de touchant pour moi que de réaliser ce projet à Bordeaux. Je suis natif d’Auvergne ; j’ai d’abord étudié dans une école d’accordéon, j’ai fait du bal musette, etc. Lorsque j’ai décidé, vers 21 ans, assez tardivement donc, de faire de la musique mon métier, mes parents, pas du tout musiciens, angoissés par mon choix, m’ont poussé à obtenir un diplôme pour pouvoir enseigner – ce que j’ai d’ailleurs fait par la suite pendant plusieurs années –  et j’ai alors étudié au Pôle Sup de Bordeaux.
C’est dans cette ville que j’ai commencé à écouter de la musique classique, à aller au concert, à fréquenter des musiciens classiques – grand changement par rapport à la période antérieure où, élève d’une école d’accordéon, je ne fréquentais que des accordéonistes. Je me souviens d’avoir passé beaucoup de soirées à écouter l’Orchestre de Bordeaux et à découvrir des œuvres symphoniques, mais aussi de l’opéra et des ballets. Enregistrer avec l’ONBA était donc une façon de boucler la boucle. J’ai d’ailleurs eu le bonheur de retrouver dans l’orchestre certains de mes professeurs au Pôle Sup.
 

Fou rire avec Thibaut Garcia © DR
 
Le fait vous retrouver entouré des couleurs, de la masse sonore de l’orchestre modifie-t-il la relation à votre instrument ?
 
Quant on n’y est pas habitué, c’est extrêmement stressant (rires). L’exercice me faisait peur et même encore un peu aujourd’hui. Les musiciens d’orchestre sont souvent bienveillants quand on leur annonce qu’ils vont jouer avec un accordéoniste, mais peuvent aussi être amenés à s’interroger sur le sérieux de la chose. Il faut savoir les convaincre de son intérêt et c’est pourquoi j’ai beaucoup insisté auprès des compositeurs avec lesquels j’ai travaillé, pour que la partie d’accordéon soit bien écrite évidemment, mais pour que celle d’orchestre le soit aussi. Quant à l’équilibre soliste/orchestre, suivant l’exemple de mon ami Thibaut Garcia dans le Concerto d’Aranjuez, je n’hésite pas à faire appel aux moyens techniques dont ont dispose aujourd’hui, et j’apporte une amplification discrète à mon instrument, un instrument caméléon qui peut être utilisé de façon très mélodique – c’est la cas de Karol Beffa dans sa pièce – ou très harmonique et rythmique. L’accordéon est de fait un instrument étranger à l’orchestre et d’aller à sa rencontre c’est un peu comme faire un voyage au bout du monde ; une expérience un peu stressante mais ... très stimulante !
 
Votre programme comprend un concerto de Fabien Waksman, une suite de Karol Beffa et un caprice de Thibault Perrine : comment s’est déroulée la collaboration avec ces compositeurs ?
 
J’ai beaucoup travaillé avec eux, surtout avec Fabien Waksman et Thibault Perrine avec lesquels les pièces ont été imaginées en binôme. Ça a été différent avec Karol, auquel j’ai laissé beaucoup de liberté – ce qui donne une pièce très différente – mais nous avons tout de même discuté de la forme de pièce et du fait qu’elle devait rendre hommage à de grands noms de la chansons française. La pièce de Thibault est assez ancienne ; courte et très virtuose elle date de 2018 et avait été écrite pour le festival « Un Violon sur le Sable » de Royan. Fabien s’est pour sa part inspiré d’œuvres égyptiennes conservées au Louvre. Nous avons beaucoup travaillé ensemble ensuite ; nous nous sommes souvent vus. Fabien comme Thibault m’ont beaucoup impressionné dans leur capacité de comprendre comment fonctionne un accordéon et leur volonté d’écrire au mieux pour lui – ils sont allés aussi loin je crois que l’aurait fait un compositeur accordéoniste.
 

© DR
 
La radio fait partie de votre vie depuis la rentrée 2021 avec « Brut d’accordéon », l’émission que vous a confiée France Musique. Parlez-moi de cet aspect de votre activité et de votre désir de faire connaître un univers musical extrêmement vaste et, sous bien des aspects, très méconnu ...
 
Je crois en effet que c’est un instrument encore méconnu, mais je suis très content de voir que les choses bougent beaucoup. Il aurait été difficile de faire une telle émission il y a quelques années, du temps où le musette était extrêmement populaire. Ça a « mangé » l’espace pendant longtemps. Des accordéonistes en ont souffert : prenez par exemple Freddy Balta, qui avait transcrit des pièces de Messiaen – et rencontré le compositeur —, mais aussi des pages de Bach. L’écho d’une telle démarche ne pouvait être très important du fait de la place occupée par le musette.
On a ensuite eu la chance d’avoir Richard Galliano, qui a énormément changé les choses et ouvert nombre de portes. Il a eu un parcours assez particulier ; il a d’abord fait carrière dans la chanson comme accompagnateur, puis a lancé son projet personnel, plutôt dans l’univers du jazz, et s’est enfin lancé dans son projet Bach alors qu’il était une star. Et l’on a vu des festivals classiques s’ouvrir à l’accordéon ...
 
Je suis reconnaissant à ceux qui m’ont précédé d’avoir fait ça, content aussi de voir émerger une nouvelle génération d’accordéonistes, que je croise dans certains festivals. Je me souviens qu’une année nous étions cinq ou six accordéonistes invités à la Folle Journée : une sacrée révolution ! Tout comme l’émission que j’anime ; il y a vingt ans on n’aurait pas imaginé une émission d’accordéon sur France Musique. Je trouve ça touchant et je suis touché aussi de pouvoir faire découvrir tout ce qui s’est fait avant, tous ces grands noms de l’accordéon qui avaient œuvré dans le jazz et le classique, mais étaient resté dans une certaine confidentialité à cause du musette. Et tout le musette ne se vaut pas : il y a le musette primitif des années 20 et 30 — avec Gus Vineur par exemple — où l’on trouve des pièces incroyables. On a ensuite évolué vers quelque chose de plus commercial.
 

© Caroline Doutre

Votre émission met aussi l’accent sur l’importance et la richesse de l’école russe d’accordéon ...
 
Cet accordéon méprisé du monde de la musique classique, c’est une histoire très française, ça ne s’est pas du tout passé comme ça à l’étranger – où l’on n’a pas connu le musette, genre typiquement français. Songez qu’une classe d’accordéon s’est ouverte à l’Institut Gnessin de Moscou en 1922, si ma mémoire est bonne, alors que le Conservatoire de Paris a attendu ... 2002 ! ... et qu’il n’y toujours pas de classe à Lyon ... Il y a eu et il y a encore des réticences contre lesquelles il faut lutter. L’accordéon est associé à la chansonnette : je ne vois pas en quoi le Concerto de Fabien Waksman relèverait de la chansonnette ! Les a priori ont la vie dure ... Reste que – et c’est ce que je m’attache à faire dans mon émission – il ne faut pas renier l’histoire populaire de l’instrument – ce qu’on eut tendance à faire certains accordéonistes qui voulaient se tourner vers un autre répertoire. Pour moi c’est un non sens d’être accordéoniste et de ne pas jouer une valse de Viseur ou de Murena ; c’est un peu comme si un pianiste refusait de jouer une valse de Chopin. Il faut aussi jouer ce répertoire car c’est l’histoire de l’instrument.
 
Propos recueillis par Alain Cochard, le 1er décembre 2022
 

 
(1)       « J’ai deux amours », 1 CD Erato

 
« J’ai deux amours »
Félicien Brut, Vincent Dedienne, Lucienne Renaudin-Vary, Ambroisine Bré, Christian-Pierre La Marca, Edouard Macarez, etc. / Orchestre de la Garde Républicaine, dir. François Boulanger
12 décembre 2022 – 20h
Paris - Théâtre du Châtelet
www.chatelet.com/programmation/saison-2022-2023/felicien-brut/
 
« L’accordéon de Buenos Aires à Paris » (Piazzolla, Perrine, Waksman)
Félicien Brut / Orchestre Symphonique de Tours, dir. Samuel Jean
6 et 7 janvier (Grand Théâtre de Tours), 8 janvier 2023 (Le Minautore – Vendôme)
bit.ly/3XXO5VJ

Photo © Armen Doneyan

Partager par emailImprimer

Derniers articles