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​Une interview de Carl Ghazarossian, ténor – Poulenc à croquer

Deux ans après « J’aurais voulu être chanteuse », le ténor Carl Ghazarossian est de retour avec Emmanuel Olivier au piano (sur un beau Pleyel de 1905) pour un remarquable programme Poulenc : « Le Cœur en forme de fraise ».(1) Sous un visuel rose tel un bonbon acidulé et un titre emprunté à Louise de Vilmorin, l’enregistrement (pour le label Hortus) mêle mélodies et chansons, cycles et pièces isolées. Le rôle de Lallumette que Carl Ghazarossian tient en ce moment – avec quelle irrésistible vis comica ! – dans Ô mon bel inconnu de Reynaldo Hahn/Guitry (à Rouen et Avignon) est pour l’essentiel muet : raison de plus pour vous précipiter sur un disque admirable, qui dessine avec autant d’amour des mots que de sens des caractères un portrait, profondément attachant, drôle et émouvant, du musicien français.
 
 
Poulenc était déjà présent dans votre précédent disque (2) ; il occupe la totalité de celui que vous venez de faire paraître : y a-t-il dans votre parcours un événement, une rencontre qui a favorisé cet attrait pour le ce compositeur.
 
J’ai été très marqué par l’hommage rendu à Poulenc par Dame Felicity Lott et Graham Johnson en 1993, trente ans après la mort du compositeur. Ils ont enregistré un album Poulenc – le second consacré à cet auteur en fait car ils en avaient déjà réalisé un longtemps auparavant – et il y a eu un concert au Théâtre des Champs-Elysées, auquel j’ai assisté. J’ai écouté leur disque en boucle pendant des mois ; c’est comme ça que les choses ont commencé. Nous sommes en 2023, soixante ans après la disparition de Poulenc et mon disque est une forme de clin d’œil à l’hommage rendu il y a trente ans au compositeur par l’une de mes chanteuses préférées dans le domaine de la mélodie française.
 

Qu’est-ce qui vous séduit le plus dans l’«esprit Poulenc » ?
 
J’aime le contraste entre la mélancolie joyeuse et le sérieux cocasse. Et que cette musique est bien écrite pour la voix !, même si parfois les tessitures sont un peu bâtardes, si j’ose dire ; un peu trop graves pour un ténor, un peu trop aiguës pour un baryton. J’ai la chance de posséder une voix qui peut se promener dans divers registres et j’aime ce genre de challenge. Je suis ténor mais, à mes débuts, les gens ne savaient pas très bien définir ma tessiture. Je suis un ténor, mais je n’ai pas une couleur de voix très claire comme la plupart des ténors, je peux chanter grave ou aigu : je me sens particulièrement à l’aise chez Poulenc.
   
Musique admirablement écrite pour la voix, avez vous dit ; pour le piano aussi ! La relation entre le chanteur et le pianiste constitue un aspect essentiel de ce répertoire : parlez-moi du travail que vous menez depuis longtemps maintenant avec Emmanuel Olivier ...
 
Le mélodies de Poulenc peuvent paraître « simples », mais il y a des tas de passages qui ne le sont pas en ce qui concerne l’intonation. Ce n’est certes pas du Schoenberg ou du Berg mais, certaines phrases ne sont pas faciles à trouver et, Emmanuel, par son sens harmonique, m’aide grandement en ce sens. Nous avons énormément travaillé les textes, nous les avons parlés un grand nombre de fois, sans la musique. Puis nous avons réalisé plusieurs filages pour vraiment nous imprégner des partitions, mais aussi pour trouver un ordre satisfaisant.
 
Comment justement avez-vous équilibré ce programme très varié ?
 
Nous avons été attentifs à l’enchaînement des tonalités. Je voulais aussi que ce soit très contrasté, autour des deux grands cycles que sont Tel jour telle nuit et Fiançailles pour rire, et que ça s’ouvre de manière joyeuse : Toréador était idéal comme entrée en matière ! J’ai commencer à chanter du Poulenc dès l’époque du Conservatoire ; je voulais enregistrer Tel jour tel nuit, que j’ai donné une seule fois en concert, avec un autre pianiste, il y a très longtemps – cycle que j’avais d’ailleurs découvert grâce à l’enregistrement de Felicity Lott et Graham Johnson en 1993. Je tenais aussi à enregistrer les chansons pour enfants sur les textes de Jean Nohain, Bleuet, la seule mélodie qui soit véritablement pour ténor, les Airs chantés dont j’aime le côté pastiche XVIIIe, À sa guitare et Montparnasse, que j’ai beaucoup chantées. Nous aurions pu faire d’autres choix, mais je tenais à la touche d’originalité apportée par Fiançailles pour rire.
 
Emmanuel Olivier © DR
 
Fiançailles pour rire : une façon de continuer dans la voie de votre précédent disque « J’aurais voulu être chanteuse », où l’on trouvait La Dame de Monte-Carlo et Les Chemins de l’amour de Poulenc, à côté de pages d’autres auteurs destinées à des tessitures féminines ...
 
Avec Emmanuel Olivier nous avions pris un énorme plaisir à enregistrer ce programme. Et c’est là que je suis rendu compte que je pouvais chanter des mélodies pour voix de soprano ou de mezzo ! Fiançailles pour rire est à l’origine une idée d’Emmanuel que, faute de place, nous n’avions pas pu inclure dans notre précédent disque.
 
N’êtes-vous pas désolé par la réticence, le blocage que le public français manifeste souvent envers le formidable répertoire de la mélodie ?
 
Ça me désespère même. Comme beaucoup d’autres collègues – nous en parlons souvent entre nous – j’aimerais faire plus de récital. D’autant que nous avons beaucoup étudié le lied et la mélodie au Conservatoire. Et je ne vous parle pas de la Guildhall School à Londres où j’ai prolongé mon cursus. C’était encore plus florissant. Le public anglais aime vraiment ce répertoire ; la programmation du Wigmore Hall est d’une incroyable richesse en la matière. Il y avait beaucoup plus de récitals à Paris en 1991, quand j’y suis arrivé pour mes études, qu’aujourd’hui. Je pense que cela tient à une certaine frilosité des programmateurs.  
 
Ô mon bel inconnu © Marie Pétry

 
Venons-en à votre actualité du moment sur scène : le personnage de Lallumette dans la production de Ô mon bel inconnu du Palazzetto Bru Zane (mise en scène par Emeline Bayart), qui est reprise les 16 et 17 décembre à Rouen et les 29, 30 et 31 décembre à Avignon. Un rôle particulier puisque muet, avec seulement un air en fin d’ouvrage : comment vivez-vous cette situation quelque peu particulière ?
 
Le travail avec Emeline Bayart, actrice et metteuse en scène de théâtre, a été exceptionnel. Elle sait très bien ce qu’elle veut comme jeu d’acteur pour tous les personnages ; quelque chose de très précis et très rapide. Même si je n’ai pas de texte, j’ai tout de même un texte muet qui demande à ce que je place mes réactions, mes mimiques en fonction du rythme de l’action. Ça aura été une expérience très instructive. Quant à l’air que j’ai à la fin, un clin d’œil de Reynaldo Hahn aux coloratures du XIXe siècle, c’est excellent exercice pour le gestion du stress – je n’ai que l’entracte et le début du dernier acte, où je ne suis pas présent, pour me chauffer la voix en coulisse ! Je suis d’autant plus heureux de prendre part à cette production qu’elle fait suite à l’enregistrement pour le Palazzetto Bru Zane auquel j’ai eu le bonheur de participer.
 
Quelle sera votre actualité dans les prochains mois ?
 
Gastone dans la Traviata à l’Opéra de Marseille en février, puis Curzio dans les Noces de Figaro en avril-mai, toujours à Marseille. En juin, je serai Monsieur Triquet dans Eugène Onéguine au Capitole de Toulouse où, entre deux représentations, Christophe Ghristi m’a proposé de donner un récital (le 27 juin) avec Emmanuel Olivier ; un programme qui mêlera des mélodies de Poulenc à des airs de Messager, Offenbach et Simons.
 
Propos recueillis par Alain Cochard le 7 décembre 2023
 

 
(1) « Le Cœur en forme de fraise », mélodies et chansons de Poulenc – 1 CD Hortus 225

(2) "J'aurais voulu être chanteuse", œuvres de Debussy, Bizet, Chausson, Pouoenc, Schumannn, Ravel - 1CD Hortus 200
 
Hahn/Guitry : Ô mon bel inconnu

Opéra de Rouen Normandie, les 16 et 17 décembre 2023 // www.operaderouen.fr
 
Opéra Grand Avignon, le 29, 30 et 31 décembre 2023 // www.operagrandavignon.fr
 
Photo © Marc Larcher

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