Journal

Une interview d’Angelin Preljocaj – «La musique de Schubert m’empoigne à chaque croche »

Des images étreignantes, de cette pluie neigeuse et scintillante qui ouvre le cycle jusqu’au bal des fantômes final, évoquant sans trop le suivre le joueur de vielle mis en vers par le poète Wilhem Müller, scandent une ascèse au couteau d’une partition aussi célèbre qu’énigmatique, aussi inhabituelle pour la danse que transcendée par elle: partant à la rencontre de Schubert, Angelin Preljocaj, chorégraphe de La Fresque et de Gravity, pièces récentes qu’on peut qualifier de chefs-d’œuvre, signe une page serrée sur son album fertile en chocs spectaculaires, en belles méditations ou en coups de griffe sur un monde dont il ressent la violence et l’âpreté. Tout cela avec le sourire généreux, la présence lumineuse d’un homme qui sait écouter, échanger, tout en gardant intact son axe de travail, aidé d’une équipe soudée, passionnée. Winterreise, qui, après le Pavillon Noir d’Aix-en-Provence, arrive au Théâtre des Champs-Elysées, avec le Ballet Preljocaj, ne faillit pas à sa règle d’excellence : sobre, bouleversant, superbement éclairé et scénographié par Constance Guisset et Eric Soyer, parfaitement interprété par le baryton-basse autrichien Thomas Tatzl et le pianiste James Vaughan. Echos.

Pourquoi ce choix étonnant du cycle de Schubert ?

Angelin PRELJOCAJ : L’œuvre était dans mes tiroirs, sur la liste de mes plus fortes envies. Et j’attendais le moment propice. Lorsque la Scala de Milan, qui avait déjà plusieurs de mes ballets à son répertoire, m’a proposé une création pour janvier 2019, j’ai pensé que le moment était venu, d’autant qu’elle est le temple de la voix. Je ne voulais pas d’un ballet minimaliste, un chanteur-un danseur, et je désirais aussi pouvoir la confier rapidement à ma compagnie. Tout s’est mis en place parfaitement et après la création à la Scala, nous l’avons donnée en plusieurs endroits dont le Corum de Montpellier, en juillet dernier.

Bien sûr, le choix peut surprendre car il est rare d’utiliser lieder ou mélodies comme support de ballet (à l’exception notable des Chants du compagnon errant, de Mahler-Béjart, ndlr). La musicalité du chant peut entrer en contradiction avec la chorégraphie. Il faut donc que celle-ci ne soit pas redondante. En fait je me suis appuyé sur les problématiques musicales de Schubert bien plus que sur les mots de Müller, d’une part parce que je ne trouve pas ces poèmes géniaux, et d’autre part parce que n’étant pas germaniste, je n’en saisis pas bien la beauté sonore. Mais la musique de Schubert, qui m’empoigne à chaque croche, est d’ailleurs parfois en décalage par rapport au texte : ainsi lorsque le poète parle de glace, de gel et que le piano se montre au contraire vivace, tonique. Et c’est cela que je fais passer dans mon écriture chorégraphique, car la danse est mon seul vrai langage !
 

Winterreise-Preljocaj © J.-C. Carbonne

Que vous dit globalement ce cycle, qui précède d’un an seulement la mort de Schubert ?

A.P. :  Le sens en est ambigu : bien sûr on peut y voir le voyage de la vieillesse, de quelqu’un qui approche de la fin dans une errance solitaire, mais il y a aussi la douleur d’un amour éconduit, et peut-être aussi la quête d’une petite mort permanente. Le parcours mène vers la mort, certes, mais en prenant son temps, en évoquant toutes sortes d’émotions qui ne sont pas forcément tristes, et se repaît de mini-jouissances qui sont autant de petites morts, donc. D’ailleurs, on peut y trouver deux blocs distincts, la deuxième partie témoignant d’une sorte de résistance à la mélancolie, avec parfois des chants vigoureux qui ressemblent à des départs de montagnards en randonnée. Espérer avant de retomber.

Y a-t-il un rapport avec votre propre évolution ?

A.P. :  Bien sûr et quand j’ai accepté le projet c’est sans doute parce que j’avais enfin la maturité nécessaire. En fait, je me suis toujours impliqué à fond dans chaque pièce, et notamment dans le Funambule où je parlais et dansais encore. La danse est ma façon d’exister, et il n’y a pas une pièce que je récuse, même si elles sont très variées. Je déteste l’idée d’être monolithique et je change, heureusement, j’apprends de la vie. Mais incontestablement, on peut dire que je tends vers l’épure, vers l’écriture la plus dépouillée possible du superficiel, de tout ce qui est indicible avec les mots.
 

Winterreise-Preljocaj © J.-C. Carbonne

Vous avez touché à de multiples univers musicaux, mais en avez-vous un de prédilection ?

A.P. : En fait, j’ai une curiosité pour les œuvres qui me rebutent ! En 1984, tout jeune chorégraphe, je détestais le clavecin et sa sonorité agressive, irritante. Du coup j’ai voulu travailler dessus et me sortir de mes barrières : je m’en suis servi pour écrire Larmes blanches et je me suis mis à l’aimer, et même à l’adorer pour son caractère cristallin. Ainsi de Cage et Stockhausen sur lesquels j’ai travaillé et qui sont très exigeants. La fréquentation des œuvres enrichit. Pour Helikopter de Stockhausen, j’étais épouvanté par sa masse sonore invraisemblable et dévastatrice : j’ai voulu voir si la danse y résistait. J’aime les paris ! Mais Winterreise non plus n’était pas facile ! Heureusement mes danseurs sont très travailleurs, très ciseleurs, et j’ai un immense plaisir à les voir traduire ma chorégraphie, pour ce songe tragique qui m’apparaît comme une délectation de sa propre souffrance. Je suis également tenté, d’ailleurs, par La Jeune fille et la Mort, qui me fascine, et par les Quatre derniers lieder de Strauss. Mais pour l’heure, le prochain défi est un Lac des Cygnes, sans doute pour la saison prochaine, car la question de rendre un héritage pérenne sans que ce soit muséal me poursuit. Pour l’heure, il n’est que dans ma tête !

Winterreise-Preljocaj © J.-C. Carbonne

Vous êtes académicien, désormais ?

A.P. : En fait, lorsque le fauteuil de Béjart à l’Académie des Beaux Arts s’est libéré, j’ai réalisé qu’il n’y avait pas de section consacrée spécifiquement à la danse. Béjart était un membre libre et les gens qui pouvaient occuper ces fauteuils étaient atypiques. Du coup, j’avais écrit une lettre à l’Académie en disant craindre que la cuisine n’arrive aux Beaux-Arts avant la danse, ce qui avait fait quelque bruit. Mais le secrétaire perpétuel, Laurent Petitgirard, en a pris conscience et une section danse a enfin été créée, avec quatre fauteuils. Dont trois sont occupés aujourd’hui, par Thierry Malandain, Bianca Li et moi-même, depuis avril 2019. Il en reste un de libre ! Mais ne me demandez pas ce qu’il y aura sur mon épée ! Peut-être une phrase de Spinoza, sur le corps : il faut enfin que justice soit rendue à la danse, qui révèle l’âme, et pour laquelle il y a toujours eu comme un malentendu. Quelqu’un comme Cunningham m’a appris des choses indicibles sur le temps, l’espace, la matière !

Propos recueillis par Jacqueline Thuilleux au Pavillon Noir d’Aix-en-Provence, le 25 octobre 2019

Winterreise-Preljocaj
3, 4 et 5 octobre 2019
Paris - Théâtre des Champs-Elysées
dans le cadre de la série TranscenDanses // www.theatrechampselysees.fr/la-saison/danse-1/ballet-preljocaj

A noter également la reprise d’un des grands ballets de Preljocaj, Le Parc, au Palais Garnier, du 8 au 31 décembre 2019 // www.operadeparis.fr/saison-19-20/ballet/le-parc

 
Photo : Jörg Letz – www.joerg-letz.com

 


Winterreise par Dimitris Tiliakos et Vassilis Varvaresos

 
Partager par emailImprimer

Derniers articles