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« Rudolf Nureyev, as I remember him » de Patricia Boccadoro – Devoir de mémoire et acte d’amour

 

Certes, on marque le centenaire de la naissance de Maria Callas, mais il y a trente ans disparaissait aussi précocement (presque au même âge), un autre génie du XXe siècle, le tatar Rudolf Nureyev (1938-1993), dont la trajectoire, après celle de Nijinski quelques décennies plus tôt, frappa pour longtemps les esprits, chose rare dans le monde de la danse. De lui sont restés son féroce instinct libertaire tout autant que la fidélité inflexible qu’il garda pour ses racines chorégraphiques russes, tentant de les imposer partout où il posa son chausson, ou plutôt s’envola. On garde son charisme incroyable, sa violence avec ceux qui ne correspondaient pas à ses goûts et ses diktats artistiques, sa rudesse, ses caprices de star russe (ce qui double la mise !), son goût effréné de la culture, à laquelle il avait eu si peu accès dans l’enfance. Admirations éperdues, mais peu de tendresse et des reproches souvent pour une façon de gérer la danse héritée de périodes où la discipline était de fer, plus importante que la pause de 11 heures ou les droits à la retraite.
 
Et c’est sur ce point que le livre de Patricia Boccadoro apporte un plus extrêmement touchant. Cette journaliste et femme de lettres, balletomane passionnée, put non seulement le voir danser abondamment lors de ses séjours londoniens, mais le connaître, et pénétrer une personnalité qui sous sa plume, s’avère bien différente de l’image tyrannique qu’on garde généralement du danseur.  Au fil de récits drôles, piquants, touchants aussi, se dégage un homme souvent joyeux, malicieux, tendre, et surtout d’un perfectionnisme absolu dans sa quête de la beauté. Certes elle reconnaît son caractère parfois diabolique mais pour l’adoucir et l’éclairer, le portrait est étayé de nombreuses interviews de ceux que Noureev aima par-dessus tout et dont il fut l’idole : le couple d’étoiles Charles Jude et son exquise épouse, Florence Clerc, qui furent les danseurs de l’Opéra les plus proches de lui, partageant notamment ses séjours à Saint-Barthélemy, ou les avis fougueux d’Elisabeth Platel, fabuleuse Gamzati dans La Bayadère, son testament, ou de la belle Agnès Letestu, qui laissa aussi son empreinte sur ce rôle. Et de bien d’autres, marqués à tout jamais par l’aventure. Ressurgissent les nombreux ballets qu’il fit pour la scène parisienne, généralement inspirés de son patrimoine russe, avec de multiples détails qui leur donnent une nouvelle couleur, mais toujours sous la même bannière : vouloir c’est pouvoir. Tandis qu’on le suit dans son accumulation de tapis d’orient, notamment les kilims, son désir d’opulence, mais en musique son besoin de Bach, qui l’épurait de cette débauche de passions et devait lui donner un axe d’absolu.
 
Une histoire prenante, éclairée de nombreux traits d’esprit de la star et de témoignages d’admiration prodigieux, notamment celui d‘Ivry Gitlis (lui aussi artiste peu banal) pour ce dieu de la scène. Et un devoir de mémoire, qui est surtout un acte d’amour. On envie Patricia Boccadoro, qui a vécu cette épopée à la fois tragique et fastueuse de près, et on la suit d’un regard ému et rafraîchi. Certes l’ouvrage est en anglais, mais si facile, et si joliment illustré de photos parfois issues de collections personnelles, notamment celle de l’auteur…
 
Jacqueline Thuilleux

 

26/11/2023
 

« Rudolf Nureyev, as I remember him » , par Patricia Boccadoro, The Book Guild Ltd, 25 € (disponible dans les librairies Smith et Galignani, Paris et sur www.galignani.fr/bookn/9781915853240-rudolf-nureyev-as-i-remember-him/)

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