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Parsifal en réalité augmentée au Festival de Bayreuth 2023 – Flower Power – Compte-rendu

Lunettes ou pas lunettes ? tel fut le débat de l’été sur la Colline Verte. Concertclassic, attiré par l’annonce d’un Parsifal en Réalité Augmentée, n’a pu résister à cet appel de l’ultra modernité.  C’est donc avec un rendez-vous d’opticien qu’a débuté cette nouvelle production signée de l’Américain Jay Scheib, metteur en scène frais émoulu du MIT. Les happy few des rangées 27 à 29 avaient eu à fournir leurs mesures dioptriques. Après un essayage prévu quatre heures avant l’ouverture des portes, les lunettes branchées nous attendaient, dans leur étui de velours, à la place 26 du rang 27, bien centrale.
 

Georg Zeppenfeld (Gurnemanz) © Enrico Nawrath
 
Autour de nous, ça maronnait un peu. L’appareillage chauffe les narines et pèse sur l’arête. Mais, une fois apprivoisé, le dispositif intéresse. La Réalité Augmentée fait tournoyer le titre de l’œuvre et remplit l’espace de colombes. La scène, au centre, se retrouve légèrement teintée. Avantage notoire : dans ce théâtre conçu pour des corps d’il y a cent cinquante ans, et où l’on se trouve désormais engoncé parmi les 1m85 pour 90 kilos, les lunettes gomment les masses et leur substituent une vision tridimensionnelle. On se trouve confortablement seul, suspendu dans l’espace, en tête à tête avec l’Œuvre. Et il n’y a qu’à lever légèrement la tête pour retrouver la scène à l’état normal si l’on veut jouir des fantastiques éclairages de Rainer Casper.

Ce Parsifal est en effet à rebours du gris, du noir ou du kaki militaire. Fleurs géantes et couleurs de l’arc en ciel baignent le décor en conque. Durant le Prélude, deux caméras filment en plan rapproché Gurnemanz et Kundry en pleine étreinte. Le sexe et sa peur, cette grande névrose wagnérienne, est le péché originel. À cet instant, le public normal et le public augmenté voient le même spectacle. Puis une lune énorme, des nuages gris, des flocons de neige et un arbre mort, emplissent progressivement l’espace numérique. Quand un vol de cygne est attaqué par Parsifal, une bête ensanglantée tombe à nos pieds.
 

  Jordan Shanhan ( Klingsor) © Enrico Nawrath
 
Durant le premier acte, la VR restera illustrative. Elle enseigne, par symboles, l’enfance de Parsifal, le souvenir de ses parents, ses jouets en bois. Elle n’est pas envahissante et a même le bon goût de s’effacer durant la musique de Transformation, voire de nous amuser lorsque, durant les longs monologues de Gurnemanz, rôle où n’a guère brillé Georg Zeppenfeld fatigué, une mouche vient soudain se poser sur le rebord supérieur de la lunette, empêchant notre assoupissement. Le sculptural Titurel de Tobias Kehrer et l’Amfortas torturé de Derek Walton rappellent à la réalité. Ces voix jeunes, encore sans les éraflures du métier, représentent la relève du chant wagnérien. Sans oublier le chœur, à Bayreuth évidemment superlatif, qui envahit progressivement la scène pour une cérémonie du Graal où Sheib développe pleinement son projet.  

Après la vision géopolitique d’Uwe Eric Laufenberg (2016-2021), succédant à la géniale leçon d’histoire de Stefan Herheim, ce Parsifal 2023 se veut écolo militant. Il effectue une réflexion finaude sur l’énergie et les dégradations infligées à la Nature, incarnée par une Kundry victime du masculinisme extractif. Elle est un personnage ombre et lumière, chevelure blanche et noire, moins tentatrice Marie-Madeleine que tempérament sauvage et généreux. Ekaterina Gubanova, par ailleurs pétulante Venus dans le Tannhäuser de Tobias Kratzer, y est plus qu’à son aise, pourvue d’un mezzo charnu et envoûtant, d’aigus puissants mais ronds.
Le Graal est un cristal de lithium, pourvoyeur de lumière et d’énergie. Autour de lui s’organise tout un rituel sacré dont la gestuelle œcuménique emprunte aux prières des trois religions du Livre, mais aussi au bouddhisme et à l’hindouisme si chers à Wagner.
 

Georg Zeppenfeld (Gurnemanz) & Andreas Schager (Parsifal) © Enrico Nawrath
 
Durant le deuxième acte, la réalité augmentée devient soudain autre chose qu’un mapping en 3D. Elle décuple l’imaginaire wagnérien en le dotant d’une puissance hallucinatoire. Et c’est une tempête sous un crâne qui se déchaîne, ou plutôt une tempête de crânes. Celui, énorme et mauve de Klingsor, celui minéral et verdoyant de Kundry, mangent le champ de vision. Sur scène, un Klingsor très queer (Jordan Shanhan, baryton vénéneux à souhait), confiné dans un cristal rose, déchaîne une maison close de Barbies déchues pourvues d’auréoles de pacotille. Devant nos yeux déferlent des formes pulpeuses aux membres et aux sexes fleuris. Un énorme ouroboros rampe dans la salle. C’est le serpent du désir infini descendu de l’arbre de la connaissance, ce savoir qui est poison mais qui a cependant construit l’humanité. Après tout, sans curiosité ni désir, Adam, Eve et leur progéniture seraient restés des benêts à poil.
 
Une Kundry de synthèse vient s’asseoir à nos côtés, faisant oublier ce voisin agacé, ou surpris, tressautant à chaque nouvel hologramme. Mais comment ne pas réagir lorsque la lance de Klingsor se plante à cinq centimètres de votre œil ? Le bâtiment du Festpielhaus finira par s’écrouler et nous enfouir sous ses ruines. C’est le point culminant d’un duo où Andreas Schager, habitué des Siegfried puissants mais manquant de finesse, révèle une belle palette de retenues et de murmures inquiets, sans omettre (on est chez Wagner, quand même), de passionnelles déferlantes. Un accueil frénétique récompensa la prestation du couple brisé. Et on piaffe de retrouver Ekaterina Gubanova cet automne, à Paris, incarner Ortrud dans le Lohengrin de Serebrennikov.
 

© Enrico Nawrath
 
Au troisième acte, la messe est dite et notre planète bien morte. Nous flottons dans un nuage de microplastiques, de bouteille, de sacs, de batteries, d’écrans plats. L’auditeur visionnaire se retrouve en lévitation au-dessus des os de la Terre. Seule présence biologique, un renard, animal malin et opportuniste, qui arrive sur l’écran virtuel au moment où Kundry s’éveille de sa torpeur. Serait-ce son animal totémique ? Sur scène, une excavatrice en panne a laissé une marre emplie d’une eau verdâtre, contaminée. L’hiver n’en finit plus. Gurnemanz est terré dans une tente de survie. Parsifal, pèlerin aux airs de Jedi fatigué, ne dévoilera pas le Graal. Il brisera le cristal de lithium tandis que, dans un flamboiement de couleurs, s’échafaude le sublime tuilage du chœur final. Sur nos lunettes, une colombe hésite encore. Aucune huée, aucun scandale, mais, de la part du public, une longue exhalaison de bonheur pour saluer cette production singulièrement actuelle.

Pablo Heras-Casado © Javier Del Real
 
Si le festivalier avait rêvé de ce Parsifal comme l’acmé de son parcours estival, c’était aussi pour la direction de Pablo Heras-Casado. Voilà longtemps que l’on s’émerveille de ses symphonies de Mendelssohn (la Lobgesang !) et de ses concertos de Schumann, mais nous n’avions pas eu la chance d’entendre son Ring au Teatro Real de Madrid. De quelles couleurs le chef grenadin allait-il revêtir la partition la plus complexe du vieux Sorcier, et dont l’autographe est exposé à la villa Wahnfried ? Sa direction fut tout du long un oxymore ; obscure clarté des pianissimi, fortissimi d’une plénitude aérienne ; un phrasé qui semble puisé chez Monteverdi sa ductilité et sa souplesse, une attention aux chanteurs s’épanouissant en pleine confiance (les deux monologues d’Amfortas resteront gravés dans la mémoire), un tissage contrapuntique prenant aux tripes (le prélude du troisième acte !), et surtout aucun pathos surgras. La très longue ovation qui lui fut réservée égala celle faite jadis à Kirill Petrenko. Parmi cette génération de chef-fe-s marquée par la souplesse ravélienne de Pietari Inkinen, la grâce lumineuse de Philippe Jordan, la force tellurique d’Oksana Lyniv et le lyrisme raffiné de Nathalie Stutzmann, Pablo Heras-Casado a, lui, guidé le public vers d’inattendus sommets émotionnels. Il nous a ébloui par sa capacité à réunir les contraires tout en évitant l’égocentrisme. S’effacer pour mieux magnifier, tel pourrait être son leitmotiv.
 
Vincent Borel
 

Wagner : Parsifal -  Festival de Bayreuth, 23 août 2023
 
Photo © Enrico Nawrath

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