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Les Archives du Siècle Romantique (68) – Débats autour de La Sérénade de Sophie Gail

 
Point d’Offenbach ou autres auteurs « de saison » à l’Opéra Grand Avignon en cette fin 2022. On y mise en effet sur la rareté avec trois représentations de La Sérénade (1818) de Sophie Gail (photo, 1775-1819), dans une mise en scène de Jean Lacornerie et sous la baguette de Debora Waldman. (1) L’initiative n’est pas pour surprendre de la part de cette dernière, directrice musicale de l’Orchestre national Avignon-Provence depuis 2020 et très engagée dans la redécouverte de compositrices oubliées. Après avoir apporté avec son orchestre une contribution de taille à l’indispensable coffret « Charlotte Sohy, compositrice de la Belle Époque » (3 CD La Boîte à Pépites) (2), on ne s’étonne pas de la retrouver pour la renaissance d’une partition oubliée, dans le cadre d’une coproduction de la scène provençale avec les Opéras d’Angers-Nantes, Rennes, Toulon et le Palazzetto Bru Zane. A la présence de la cheffe et d’un metteur en scène dont l’imagination n’est plus à dire, s’ajoute celle de chanteurs tels que Thomas Dolié, Elodie Kimmel, Engerrand de Hys et Vincent Billier : autant dire que tous les ingrédients sont réunis pour une savoureuse découverte.
La programmation de La Sérénade à Avignon sera pour les Archives du Siècle Romantique prétexte à un retour sur le débats qui entourèrent la création d’une partition en un acte signée de deux femmes, Sophie Gail pour la musique et Sophie Gay (1776-1852) pour le livret.

 Le 3 avril 1818 en effet, le lendemain de la première de l’ouvrage à l’Opéra-Comique, la Gazette nationale se fait l’écho d’avis partagés sur la partition :
« La musique, riche de composition et d’harmonie, a trouvé également les spectateurs divisés d’opinion. Peut-être son style brillant, brillanté même, contraste-t-il un peu par sa couleur moderne avec le ton du dialogue, et le caractère des personnages. On y eût désiré plus de simplicité et de naturel. Mais les amateurs de l’École de Mozart ne seront pas de cet avis. Ils citeront un trio, un duo aussi original que bien dialogué. L’auteur de la musique a voulu garder l’anonyme, mais la charmante Barcarole qu’il a introduite dans la Sérénade l’a trahi, ou trahie. »
 
Trois jours plus tard, la Gazette de France revient sur l’œuvre pour mettre en doute la pleine autorité des deux artistes qui le signent : Sophie Gay a repris mot pour mot la pièce de l’écrivain et dramaturge Jean-François Regnard (1655-1709) dont elle s’est inspirée ; Sophie Gail a utilisé de la musique de Manuel García (1775-1835). Sur fond de propos misogynes, le journaliste pointe du doigt une réalité qu’il est fort délicat de démêler : alors qu’on peut constater facilement que la pièce de Regnard a bien été copiée très fidèlement (à part la scène finale), qu’en est-il de la musique ? Le compositeur et chanteur espagnol a-t-il collaboré de manière anonyme avec la musicienne ? Sophie Gail a-t-elle emprunté sans son accord des airs qu’il avait écrit ? Rien ne permet aujourd’hui de répondre tout à fait à ces questions. On sait pourtant que la Gazette de France ne fait pas tout à fait fausse route : au moment du partage des droits d’auteurs sur La Sérénade, Mmes Gay et Gail se partagent 75 % et Manuel García touche le dernier quart.
L’article est suivi par une lettre de l’acteur Théodore-Étienne Moreau (1799-1860) dans laquelle il s’excuse d’avoir été mauvais dans sa scène d’ivresse lors de la première représentation.
 
Alain Cochard (avec le concours du PBZ)

 

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Début de l'ouverture de La Sérénade (Manuscrit) © Gallica / Bibliothèque nationale de France
 
 
 

Gazette de France, 6 avril 1818
 
THÉÂTRE ROYAL DE L’OPÉRA-COMIQUE
La Sérénade

L’histoire de cette pièce est aussi amusante que la pièce elle-même, et, comme toutes les histoires du monde, elle est racontée de vingt manières différentes. Voici la version que nous tenons d’une personne que nous croyons digue de foi. Notre confiance dans les assureurs de nouvelles a été trop souvent trompée, et nous craignions trop d’induire ceux qui nous lisent en erreur sur des objets d’une si haute importance, pour ne pas prendre la précaution de déclarer que nous racontons sans garantie.
Une dame poète et une dame compositeur forment un beau jour le projet d’associer leurs muses et de faire un opéra comique, dont les paroles, la musique et la gloire leur appartiennent sans partage. Quel honneur pour le beau sexe intéressé tout entier au succès de ce chef-d’œuvre féminin ! C’est pour le coup que le théâtre Feydeau va tomber en quenouille ! On se met à l’œuvre ; mais bientôt chacune des travailleuses sent qu’elle a besoin d’un appui, et n’ose le confesser à sa compagne. C’est un aveu que l’amour-propre veut reculer, du moins jusqu’à la dernière extrémité. Le poëme est fait. C’est une petite comédie dans le vieux genre. L’intrigue et les personnages ne sont pas plus dans les mœurs d’aujourd’hui, que le dialogue n’est dans le goût actuel. Mais la gaîté en est vive, les plaisanteries sont quelquefois gaillardes, les expressions vigoureuses ; c’est un style qui a de la barbe.

On s’étonne, on chuchotte, et l’on essaie la musique. Oh ! d’abord on ne doute pas qu’elle ne soit du compositeur femelle : quelques chants faibles, des accompagnemens maigres et distribués sans art ; c’est agréable au piano et mauvais à l’orchestre. Mais bientôt on entend un air brillant, un sextuor d’une belle facture, une barcarolle à trois voix délicieuse, et l’on ne peut se dire que ces morceaux soient de la même main qui a écrit les autres. La surprise générale détermine la sincérité réciproque des deux auteurs. Ma bonne amie, dit avec un timide embarras la dame compositeur, je suis franche ; il faut que je vous avoue que je me suis fait aider tant soit peu par un maestro qui jouit d’une certaine réputation en Espagne, en Italie et en France. — Ma bonne amie, répond en riant la dame poète, je n’y fais pas tant de façons ; je vous déclare que j’ai copié mot pour mot depuis le titre jusqu’au dénouement la comédie d’un auteur qui jouit aussi d’une certaine réputation. Mon opéra comique n’est que la Sérénade de Regnard ; j’ai pris seulement la peine de rimer, tant bien que mal, pour les morceaux de chant, quelques répliques du dialogue.
 

Le ténor et compositeur Manuel García © DR

La Sérénade se joue, la vieille pièce de Regnard fait rire, la nouvelle musique de M. Garcia est vivement applaudie, et ses morceaux font passer les autres ; un cavalier ne doit-il pas payer partout pour sa dame. Enfin c’est un succès bien complet. On demande les auteurs ; ils déclarent modestement qu’ils veulent garder l’anonyme. Les hommes sont assez galans pour nommer Mmes Gay et Gail, et les femmes assez envieuses, assez malignes, pour ne parler que de Regnard et de Garcia.
Mme Gay a trouvé gaîment le moyen de forcer les comédiens à payer des rétributions pour les pièces dont les auteurs sont morts depuis long-tems. Que le Théâtre-Français y prenne garde. S’il se refuse encore à cet acte de justice, ou mettra tout son répertoire en opéra, et il ne manquera pas de gens qui s’empresseront de percevoir pour Molière et consorts, comme Mme Gay s’est substituée les droits de Regnard.
La charmante barcarolle de la Sérénade est chantée avec tant de goût et de précision par Martin, Ponchard et Mme Boulanger, que le public l’a redemandée avec transport à la première et à la seconde représentation. Le motif de cette barcarolle est un chant populaire de Venise ; il est très-heureusement arrangé pour l’effet des trois voix.
Le sextuor, coupé dans le genre italien, a encore besoin de quelques répétitions publiques pour être exécuté avec l’ensemble qui doit en faire mieux sentir la beauté.
Aucun des acteurs qui ont joué dans cette pièce ne nous avait paru avoir mérité une critique particulière. Plus sévère pour lui-même que le public et les journalistes, M. Moreau nous écrit pour nous prier d’annoncer qu’il a été mauvais, très-mauvais dans le rôle de Champagne. Nous n’examinerons pas si, dans celte circonstance, il y aurait plus de politesse à lui donner un démenti, qu’à se ranger de son avis ; nous nous bornerons à insérer sa lettre somme un modèle de modestie qui trouvera peu d’imitateurs.
 

Théodore-Etienne Moreau © Gallica / Bibliothèque nationale de France 
 
 
Paris, le 3 avril 1818. 
Monsieur,
Après la première représentation de la Sérénade, beaucoup de personnes sont venues, comme d’usage, sur le théâtre, pour s’entretenir du bien et du mal qu’avait produit l’ouvrage. Des auteurs, des compositeurs, des amateurs, etc. etc., furent tous d’avis que la scène d’ivresse était longue et froide ; qu’il fallait la couper, et même quelques-uns étaient pour qu’on la retranchât.
Je ne sais quel sera l’avis de MM. les journalistes à cet égard ; ils seront sans doute du mien, et ils auront raison. Le voici, je l’ai dit dès le même soir : La scène d’ivresse a paru longue et froide, parce que je l’ai mal jouée ; c’est toujours l’effet que produit une scène mal rendue. Cette même scène au Théâtre-Français (et je m’en rapporte à tous les anciens comédiens de ce théâtre) a toujours été citée comme une des plus jolies de la pièce ; elle n’était ni froide, ni longue alors, parce qu’elle était bien jouée ; donc la faute en est entièrement à moi : car enfin on peut être passable dans toutes autres sortes de rôles, et détestable dans ceux de ce genre, et c’est ce que j’ai prouvé par A plus B.... Cependant, comme je ne peux ni ne dois priver le public d’une pièce qui jusque-là avait obtenu beaucoup de succès, je vais employer tous les moyens dont je puis être susceptible, pour tâcher au moins d’y être supportable ; et si je ne puis y parvenir, je supplie le même public de croire que ce ne sera pas ma faute, mais bien celle de mon peu de vocation pour les rôles d’ivrognes.
Moreau,
Sociétaire de l’Opéra-Comique.
Pour copie conforme, A. Martainville
 

 

(1)   Sophie Gail : La Sérénade – Opéra Grand Avignon, les 30-31 décembre 2022  & le 1er janvier 2023 // www.operagrandavignon.fr/la-serenade
 
(2) www.concertclassic.com/article/charlotte-sohy-compositrice-de-la-belle-epoque-jardin-secret

Illustration  : Sophie Gail © Gallica - Bibliothèque nationale de France

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