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Les Archives du Siècle Romantique (47) – Reynaldo Hahn présente L’Île du rêve (La Presse, 24 mars 1898)

 Une séduisante découverte de plus du côté de chez Reynaldo Hahn ! Une semaine après le splendide disque du Quatuor Tchalik (1), le compositeur s’offre sous un jour encore plus méconnu. Après des œuvres de musique de chambre de sa pleine maturité, L’Île du rêve, dont Hervé Niquet signe le premier enregistrement mondial dans la collection Opéra Français du Palazzetto Bru Zane, nous ramène au commencement de la carrière de Hahn. Que de charmeuses promesses dans une partition qui marqua les débuts du compositeur d’origine vénézuélienne au théâtre ! C’est grâce à Jules Massenet, son professeur au Conservatoire, que Hahn s’était retrouvé dès 1891 – il avait 17 ans – avec dans les mains le livret tiré par Georges Hartmann du Mariage de Loti de Pierre Loti (une sorte de lot de consolation, dans l’esprit de Massenet, pour un élève très estimé qui, n’étant pas français (1), ne pouvait concourir pour le Prix de Rome). Une longue genèse commençait ; elle parvint à son terme le 23 mars 1898 avec la création de l’ouvrage à l’Opéra-Comique, sous la baguette d’un des plus éminents chefs français d’alors, André Messager.
 
Hervé Niquet © Eric Manas

« Idylle polynésienne en trois actes » : le sous-titre de L’Île du rêve donne le ton d’une œuvre brève (une soixantaine de minutes) inscrite dans une veine exotique chère à la fin du siècle XIXe siècle. L’enregistrement dirigé par Hervé Niquet constituera une complète et belle découverte pour beaucoup de mélomanes, d’autres y trouveront la confirmation de l’intérêt d’une composition qu’un spectacle présenté à l’Athénée en décembre 2016 (3) avait permis de mesurer, même si la réduction pour une douzaine d’instruments de la partie d’orchestre bridait quelque peu la pleine expression de ses couleurs.
 

D’une grande richesse dans les coloris, l’approche d’Hervé Niquet à la tête du Münchner Rundfunkorchester – phalange qui démontre une fois de plus ses affinités avec le répertoire français – séduit par l’intensité, la plénitude de son propos. Nul exotisme compassé dans cette Île du rêve mais une vie et des parfums entêtants que la distribution, simplement idéale de bout en bout, contribue évidemment aussi à épanouir. A sa tête Hélène Guilmette (Mahénu) et Cyrille Dubois (Loti) offrent des modèle de style dans l’engagement et l’expression et, même si les rôles sont plus modestes, l’émouvante Oréna d’Anaïk Morel, le Tsen-Lee d’Artavazd Sargsyan et le Taïrapa de Thomas Dolié, tous deux parfaitement caractérisés, et la Téria/Faïmana de Ludivine Gombert méritent force éloges aussi, sans oublier les choristes du Concert Spirituel, tous unis dans un amour de la langue, un art de la prosodie et une justesse de ton admirables.

Parmi les événements discographiques de la fin 2020, la sortie de L’Île du rêve fournit tout naturellement prétexte à un nouveau chapitre des Archives du Siècle Romantique. Quel meilleur moyen imaginer pour faire connaissance avec l’ouvrage que de laisser la parole à Reynaldo Hahn ? Le jeune musicien répondait à Léon Parsons dans une interview publiée par le journal La Presse le jeudi 24 mars 1898.

Alain Cochard

 
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La Presse, n° du 24/03/98 © BnF - Gallica
 

 
Interview de Reynaldo Hahn
À l’occasion de la création de L’Île du rêve à l’Opéra-Comique (23 mars 1898).
Entretien paru dans La Presse du 24 mars 1898.
 
L’ÎLE DU RÊVE
CHEZ M. REYNALDO HAHN
 
M. Carré, le nouveau directeur de l’Opéra-Comique, a tenu parole. C’est l’œuvre d’un jeune – d’un vrai jeune authentique de 25 ans – qu’il nous permettra d’apprécier ce soir. Je sais bien qu’il y aura encore demain des critiques mécontents. Pensez donc! M. Reynaldo Hahn n’est pas né à Paris! il n’est même pas né en France. C’est un étranger, au dire de ceux qui ne comprennent pas qu’avoir honoré la tradition musicale en France vaut mieux peut-être qu’un brevet de naturalisation.
C’est vrai, l’auteur de l’Île du Rêve est né très loin d’ici, tout près de l’équateur, dans le Venezuela, à Caracas, mais il est à Paris depuis l’âge de deux ans; il est le compagnon de lutte de toute une jeune génération d’écrivains et de poètes, bien français ceux-là; enfin, il n’a jamais mis en musique que des poèmes – ceux de Verlaine – dont la valeur est d’être si française. Son œuvre de début au théâtre est une adaptation de mélodies aux épisodes d’amour de Pierre Loti et de Rarahu.
 
– Le dessin de mon œuvre n’est pas compliqué, me disait-il ce matin. C’est une série de trois épisodes dans un paysage exotique. II n’y a pas de commencement, il n’y a pas de fin. Au premier acte Pierre Loti rencontre Mahenu (le nom nouveau de Rarahu) au deuxième acte ils s’aiment : c’est un des mille épisodes d’un amour étrange, si tendre, calme et rêveur ; au troisième acte, ils se séparent : la petite âme de Mahenu est brisée pour toujours. Vous savez que la véritable Rarahu est morte de chagrin deux ans après le départ de Loti …
 
– Et, bien entendu, les décors sont copiés dans le roman de Loti ...

- Oui ; le décor du premier acte consiste en un fleuve qui coule au milieu des fleurs et des lianes. C’est là que viennent se baigner les Tahitiennes ; c’est là que Loti rencontre Mahenu. Au deuxième acte, nous sommes dans une des rues de Tahiti, tout auprès de la case de Mahenu enfin, le dernier acte nous donne le spectacle du bal chez la reine, avant le départ de Loti.
 
- Vous avez peut-être parlé de cette œuvre musicale à Loti avant de l’écrire? En tous les cas, vous aviez lu le Mariage de Loti  ?
 
- Pas du tout ce n’est pas en lisant ce roman que j’ai eu la première idée de mon œuvre. Je n’avais pas vingt ans ; quittant Paris pour un séjour à la campagne, j’allai voir mon cher maître Massenet, lui demandant de m’indiquer un travail profitable à faire, quelque chose comme un devoir de vacances. Massenet m’envoya à M. Hartmann qui avait dans ses tiroirs un livret de théâtre qui est celui auquel j’ai adapté ma musique. Il y a donc quatre ou cinq ans que la musique est prête, elle a même été gravée il y a huit mois environ, et c’est ainsi que MM. Messager et Carré en ont pris connaissance et qu’ils m’ont offert de monter l’Île du Rêve.

© Bnf - Gallica
 
À ce moment M. Reynaldo Hahn s’arrête pour sourire. Puis il ajoute :
 
– Laissez-moi vous dire quelle imagination ont eue certains confrères déçus de me voir être joué si jeune. N’a-t-on pas fait courir le bruit que j’avais donné quatre-vingt mille francs pour que mon œuvre soit montée Tout ce que je puis vous dire, c’est que si j’avais eu cette somme je l’aurais employée autrement. J’ai tant de projets à réaliser !
Heureusement que les gens raisonnables connaissent la valeur de ces insinuations. S’il n’en était pas ainsi, ils croiraient, ce qui a été dit dans un journal ce matin, que la reine de Serbie est venue à Paris tout exprès pour entendre jouer un compatriote, tandis qu’elle doit assister ce soir à la représentation par amitié et par estime pour Loti. Vous savez, n’est-ce pas, que je ne suis point Serbe ; je ne suis pas davantage Portugais, ainsi que le croit M. Mendés. Dire que de telles imaginations pourraient me faire du tort aux yeux du public !...
 
Je m’efforce de faire comprendre à M. Reynaldo Hahn qu’il n’en sera rien et qu’il tient un succès.

– En tous les cas, je me garderai bien de paraître ce soir à la première. J’ai assisté hier à la répétition générale et j’ai été tout le temps dans les transes ! Je dois dire que tout s’est passé pour le mieux. Si ma pièce tombe, je n’en pourrai accuser que moi. Mlle Guiraudon ne peut pas être plus exquise dans le rôle de Mahenu quant à Clément, qui remplit le rôle de Loti, il a fait preuve d’une chaleur, d’une connaissance de son art et en même temps d’une juvénilité que je trouve admirables. 
Vous pensez bien qu’il ne s’est point fait la tête de Loti ; nous ne sommes pas à Montmartre et les spectateurs seront déçus s’ils s’attendent à voir apparaître le lieutenant de vaisseau Julien Viaud, ainsi qu’il arrive dans les revues de fin d’année, où l’on exhibe régulièrement M. Sarcey.
Pour moi, Pierre Loti est un type idéal. C’est le jeune poète qui voyage, ardent et sensible, et qui, de ses tournées lointaines, nous rapporte des parfums.
Dites bien surtout quelle joie j’éprouve à savoir Messager au pupitre. Lorsqu’il conduit un orchestre, il ne laisse pas oublier quel compositeur il est. Ainsi j’ai tous les atouts dans mon jeu : d’excellents artistes, un chef d’orchestre émérite, le plus zélé, le plus exquis des directeurs.
Je vous le répète, si ma pièce tombe, je n’aurai qu’à m’en prendre à moi. Et cependant, je ne paraîtrai point ce soir à l’Opéra-Comique, je vous le dis encore s’il y avait un accroc, j’en aurais une attaque de nerfs. M. Carré me disait récemment combien il est plus difficile de monter une œuvre musicale qu’une œuvre uniquement dramatique. Dans un drame lyrique, en effet, c’est cent cinquante personnes qui doivent collaborer à l’harmonie de l’ensemble. Et puis il y a la mesure. Supposez la moindre distraction d’un acteur ou même d’un figurant, quelqu’un qui fait un faux pas, et la mesure est rompue …
 
- Souhaitons que rien de semblable ne survienne ce soir.
- Croyez que je le souhaite plus que personne … Savez-vous que M. Félix Faure a fait avertir qu’il occuperait sa loge à l’Opéra-Comique ?...
 
LÉON PARSONS 

 (1) www.concertclassic.com/article/le-disque-de-la-semaine-le-quatuor-tchalik-interprete-reynaldo-hahn-compte-rendu
 
(2) Reynaldo Hahn a été naturalisé français en 1907
 
(3) https://www.concertclassic.com/article/lile-du-reve-de-reynaldo-hahn-au-theatre-de-lathenee-charmeuse-et-secrete-idylle-compte
 
Photo Reynaldo Hahn vers 1910 / Musica février 1910 © Bibliothèque du Conservatoire de Genève
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