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Le Tribut de Zamora de Gounod à l’Opéra de Saint-Etienne – Faites-vous médecin, je vous donne ma fille – Compte-rendu

 
 
Belle semaine, décidément, qui nous aura offert Guercœur à Strasbourg (1) et Le Tribut de Zamora à Saint-Etienne ! Deux raretés absolues, où l’on espère que le public se précipitera malgré tout, tant la réussite est au rendez-vous dans les deux cas. Deux œuvres qui ont pâti, à leur création, de ne plus être conformes à l’air du temps : pour Magnard, à cause d’une première qui intervint trente ans après la composition de la partition, pour Gounod, à cause du passage des décennies, de sorte qu’on tourna le dos en 1881 à un opéra qui aurait triomphé vingt ans auparavant. En redécouvrant Le Tribut de Zamora il y a quelques années, en concert puis au disque (2), grâce au Palazzetto Bru Zane, on avait déjà pu mesurer que le seul reproche à adresser à la musique de Gounod était précisément d’être du Gounod, ce défaut s’étant, en un siècle et demi, métamorphosé en qualité. À tout instant, on y reconnaît des tournures mélodiques et des couleurs orchestrales qui renvoient à Faust ou à Roméo et Juliette, et c’est très bien ainsi.
 

© Opéra de Saint-Etienne – Cyrille Cauvet
 

Si problème il y a, il viendrait plutôt du livret d’Adolphe d’Ennery et Jules Brésil. Outre que l’opéra historique n’est plus guère au goût du jour (l’action se déroule au XIVsiècle, près de Cordoue), il pourrait se révéler délicat de porter à la scène cet affrontement entre musulmans et chrétiens, le beau rôle étant évidemment réservé à ces derniers. De ce mélodrame un peu convenu, avec reconnaissance finale de type « croix de ma mère », couple d’amoureux contrariés par un méchant, et folle déambulant librement partout, Gilles Rico a fort bien fait de ne conserver que la trame, en transposant l’ensemble dans un tout autre univers. On prétend souvent qu’une œuvre jamais jouée ne supporte pas un tel traitement : la production stéphanoise prouve le contraire. Nous sommes en 1881, dans une clinique qui accueille – qui incarcère ? - des hystériques semblables à celles de Charcot ; pour y pénétrer et suivre sa promise Xaïma, le soldat Manoël se fait médecin, ou du moins en adopte le déguisement, et il pourra arracher la belle aux griffes de l’odieux docteur Ben-Saïd, avec l’aide du propre frère de celui-ci, le gentil Hadjar dont il a jadis sauvé la vie, et d’Hermosa, guérie de sa démence par ses retrouvailles avec (qui l’eût cru) sa fille Xaïma.
 

© Opéra de Saint-Etienne – Cyrille Cauvet

 
C’est dans un univers onirique que le spectateur est transporté, les visions de « la folle » autorisant des apparitions de personnages spectraux au visage voilé, cohorte rejointe par le Roi et divers personnages secondaires semblablement masqués, avec en prime quelques belles images illustrant les fantasmes des protagonistes. L’œil est séduit par les décors et costumes de Bruno de Lavenère, et le spectacle avance sans aucun temps mort.
Dans la fosse, pas un instant de répit non plus, Hervé Niquet (photo) menant ses troupes tambour battant, sans en rajouter dans le côté patriotique de la marche « Enfants de l’Ibérie », mais sans oublier de mettre en relief les quelques moments où Gounod s’autorise le pittoresque exotique. L’Orchestre symphonique Saint-Etienne Loire rend justice à cette partition, tout comme le chœur préparé par Laurent Touche, très sollicité sur le plan musical et théâtral (de ses rangs se détache Christophe Bernard dans le rôle du soldat arabe).
 

© Opéra de Saint-Etienne – Cyrille Cauvet
 

L’Opéra de Saint-Etienne a réuni une très belle distribution, très majoritairement francophone, et l’on se réjouit de constater qu’il existe à nouveau dans notre pays des artistes capables de défendre ce répertoire. Très investie dans le rôle de Xaïma, dont elle mime avec talent les paroxysmes hystérique, Chloé Jacob surprend par une voix susceptible tantôt d’une pureté presque enfantine, tantôt de couleurs beaucoup plus sombres. De ce point de vue, son timbre paraît même parfois trop proche de celui d’Hermosa, à qui Elodie Hache prête toute l’ampleur dramatique qu’on lui connaît, ainsi que la virtuosité exigée par Gounod, la folie à l’opéra étant depuis longtemps associée à la colorature.
 

© Opéra de Saint-Etienne – Cyrille Cauvet

Admirable prestation de Léo Vermot-Desroches, qui confirme tous les espoirs qu’il inspire depuis quelques années et qui fait rêver à toutes les incarnations qui s’ouvrent à lui. Jérôme Boutillier se régale et nous régale en interprétant le très méchant Ben-Saïd, cruel mais aussi amoureux, moqueur, autoritaire tour à tour, ce qui lui permet de déployer toutes les facettes de son talent de chanteur-acteur. A Hadjar, Mikhail Timoshenko prête l’opulence de son timbre de basse et, cerise sur le gâteau, dans un français désormais totalement idiomatique. De sa voix de vif-argent, Kaëlig Boché fait du Cadi un commissaire-priseur à la Sellem du Rake’s Progress, tandis que Clémence Barrabé réussit à se montrer touchante dans le peu que lui offre à chanter la figure épisodique d’Iglésia.

Deux représentations, c’est peu, mais l’Opéra de Saint-Etienne a l’immense mérite d’avoir programmé Le Tribut de Zamora pour ce qui est vraisemblablement sa résurrection scénique moderne. Souhaitons que l’avenir qui s’annonce sombre n’entrave pas ce genre d’entreprise courageuse et nécessaire.
 
Laurent Bury
 
(2) Le Tribut de Zamora - PBZ "Opéra français" n° 18

Charles Gounod : Le Tribut de Zamora – Saint-Etienne, Opéra 3 mai : prochaine représentation le 5 mai 2024 (à 15h) //

Photo © Opéra de Saint-Etienne – Cyrille Cauvet
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