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Le Quatuor Dutilleux et Xavier Phillips au Festival « Un Temps pour Elle » 2023 (Luzarches) – Un quatuor de 20 ans – Compte-rendu

 
Pour la deuxième année consécutive, « Un Temps pour Elles », le festival itinérant que l’association Elles Women Composers d’Héloïse Luzzati a installé depuis 2021 dans le département du Val d’Oise, faisait étape à l’église de Luzarches, bel édifice dont l’architecture autant que l’acoustique en font un lieu très adapté à la musique. On a pu s’en convaincre avec un programme tout féminin, rassemblant des pièces de Rita Strohl, Claire-Mélanie Sinnhuber et Maria Bach. Programme tout féminin, servi par une remarquable équipe masculine ! : le Quatuor Dutilleux, rejoint par Xavier Phillips dans l’ouvrage de Bach.
 

Claire-Mélanie Sinnhuber et Héloise Luzzati © D. Blondin

Compositrice au parcours étonnant, Rita Strohl (1865-1941) va faire l’objet de toutes les attentions de La Boîte à Pépites (le label CD et vidéo d’Elles Women Composers) dans les mois qui viennent puisque seront successivement publiées les intégrales des mélodies avec piano (à l’automne) et de la musique de chambre (au printemps), puis, à l’automne 2024, la Symphonie de la  forêt  (plus de détails : tinyurl.com/mwf6mtmh ).
De la musique de chambre de l’artiste bretonne, on connaît déjà, grâce à l’enregistrement d’Edgar Moreau et David Kadouch, la Grande Sonate dramatique «  Titus et Bérénice » (1892, publiée en 1898), qui peu à peu prend place au répertoire des violoncellistes (trop heureux, on les comprend !, d’y ajouter une œuvre du XIXe siècle d’une telle qualité) – une Grande Sonate écrite au terme de la période chambriste de Strohl. Grâce à l’enregistrement du Quatuor Hanson et d’Ismaël Margain pour le coffret « Compositrices » du Palazzetto Bru Zane, on a aussi accès au Quintette-Fantaisie, partition débordante de sève expressive terminée en 1886.

Une nouvelle pièce du puzzle chambriste nous a été révélée lors du concert des Dutilleux à Luzarches avec le Quatuor à cordes (1884), l’un des toute premières réalisations chambristes d’envergure de Strohl (avec le Trio pour piano, exactement contemporain). Mlle La Villette (qui épousera l’enseigne de vaisseau Emile Strohl en 1888) n’a que 20 ans et vient de sortir du Conservatoire de Paris (où elle était entrée à 13 ans) lorsqu’elle aborde la forme reine de la musique de chambre.
L’ouvrage s'ouvre sur un Allegro ma non troppo, d’un ample lyrisme, très bref épisode auquel succède un Thème et variations (forme avec laquelle Strohl renouera dans le finale du Quintette-Fantaisie), volet très développé qui montre l’imagination foisonnante de la jeune femme et l’intensité du dialogue qu’elle parvient à installer entre les quatre archets. On n’est pas moins séduit par le Scherzo, aérien et nuancé. Une cadence du violon II le referme et l’enchaîne au finale Allegro ma non troppo, en forme de fugue. Que la jeune compositrice donne le sentiment de « faire ses preuves » dans ce Quatuor de jeunesse ne fait pas de doute, mais que de tempérament y décèle-t-on déjà ! Ce d’autant que les Dutilleux s’y engagent avec un soin et une conviction qui augurent du meilleur pour l’enregistrement qui figurera au sein de coffret Strohl à venir.
 

Le Quatuor Dutilleux, Claire-Mélanie Sinnhuber et Xavier Phillips © D. Blondin

Un « Temps pour Elles » met d’abord l’accent sur la redécouvertes de compositrices du passé, ce qui n’exclut pas la présence de la création contemporaine. Ainsi le concert de Luzarches offre-t-il la première mondiale du 2Quatuor de Claire-Mélanie Sinnhuber (née en 1973) – une commande du festival, de ProQuartet et du Quatuor Dutilleux. « Flos Fracta » (Fleur brisée) : d’inspiration très botanique, comme son titre l’indique, la pièce (d’un seul tenant) montre un grande finesse de texture, de subtiles irisations, et d’infimes nuances. Une forme rêve éveillé que le Quatuor Dutilleux traduit de la plus vibrante manière, sachant faire « danser l’espace » comme le réclame Sinnhuber.
 

Xavier Phillips © D. Blondin

Fin de soirée avec l’Autrichienne Maria Bach (1896-1978) – Emilie Marie baronne von Bach pour être exact – et un Quintette à cordes où l’archet de Xavier Phillips (1) s’unit à ceux du Quatuor Dutilleux dans une partition de 1936 où se manifeste la tension entre un background imprégné de post-romantisme (Bach fut élève de Joseph Marx à Vienne) et la modernité des années 30. Les interprètes savent capter tant les accents volontaires et farouches du Bewegt initial, que le climat souvent onirique du Thème et variations médian (son thème plein de douceur serait paraît-il celui d’une chanson de pêcheur breton - petit clin d’œil à Rita Strohl !). On ne résiste pas plus au souffle rhapsodique de la Danse sacrée conclusive, page gorgée d’influences populaires de la Mitteleuropa. Belle découverte !

 
Alain Cochard
 

 
(1)  Xavier Philips a enregistré le finale du Quintette avec le Quatuor Elmire pour La Boîte à Pépites : fr-fr.facebook.com/elleswomencomposers/videos/maria-bach-sakraler-tanz-quatuor-elmire-xavier-phillips/839132327394198/
 
Luzarches, église, 1er juillet 2023
 
Photo Quatuor Dutilleux & Xavier Phillips © Concertclassic

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