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Le Duo Berlinskaïa-Ancelle à la salle Gaveau –Anniversaire, hommage et rencontre posthume – Compte-rendu

Les vrais duos de piano sont très rares et celui que forment depuis une décennie Ludmila Berlinskaïa et Arthur Ancelle, constitue un modèle d’accomplissement musical. D’intelligence et de curiosité aussi car les deux artistes, se gardant bien de rabâcher quelques éternels tubes, aiment à explorer des aspects méconnus de leur répertoire – la littérature pour deux pianos n’a d’ailleurs pas fini de leur donner du grain à moudre ! –, mais aussi l’enrichir d’arrangements et de transcriptions ; leur belle discographie en témoigne.
 
10 ans cela se fête ! La situation géopolitique de l’Europe est hélas venue assombrir le ciel de cette soirée anniversaire : les mots avec lesquels les artistes accueillent leur public donnent la mesure de l’état de choc dans lequel ils trouvent – face à l’éclatement de la guerre, face aussi à la prodigieuse bêtise des amalgames dont la culture russe fait les frais. Les Danses Polovstiennes du Prince Igor de Borodine (arrangées par Victor Babin) vont faire office de « sas de décompression ». Dans sa première partie, le Duo Berlinskaïa-Ancelle a souhaité rendre hommage à l’un des ses plus célèbres devanciers au XXe siècle, le Duo Vronsky-Babin, tandem ukraino-russe actif dès les années 30 et qui le demeura – surtout en Amérique du Nord – jusqu’à la disparition de V. Babin en 1972.
 

© Nathanaël Charpentier

Au souffle de Borodine, succède le calme de Tout est paisible ici (op. 21/7), première de trois mélodies de Serge Rachmaninoff arrangées pour deux pianos par Arthur Ancelle. La musique est le meilleur des baumes, se dit-on en savourant la totale osmose des deux interprètes dans un lyrisme aussi évocateur qu’émouvant ... L’entente n’est pas moins complète pour libérer le flot impétueux des Eaux de printemps, subtilement iriséees, ou laisser s’épanouir la fameuse Vocalise, dans un tempo suffisamment allant toutefois pour que jamais la musique ne s’enlise ni ne se romantise à l’excès.
 
Suivent deux extraits symphoniques d’opéras de Rimski-Korsakov, la Berceuse de Sadko, tendre et toujours animée par le souvenir des timbres de l’orchestre, tout comme la Danses des bouffons de Snégourotchka, enlevée avec énergie et souriante pétulance. De peps et de couleurs, Lezginka, tirée du ballet Gayaneh de Kachaturian, n’en manque pas non plus et referme en beauté le premier volet du concert.
 

Gershwin et Tsfasman avec Fabrice Moreau (batterie) et Stéphane Kecki (basse) © Nathanaël Charpentier

En seconde partie, Ludmila Berlinskaïa et Arthur Ancelle organisent, via la musique, la rencontre posthume de George Gershwin (1898-1937) et d’Alexander Tsfasman (1906-1971). Fervent admirateur du compositeur étatsunien et créateur de sa Rhapsody in Blue en URSS, le Russe était totalement inconnu de Gershwin. Reste que la musique de l’Américain a beaucoup pesé sur l’évolution de Tsafsman. Après des études de piano avec Felix Blumenfeld, il se fit l’inventeur d’une forme de jazz écrit qui remporta un grand succès en Union Soviétique.
A l’instar de leur récent enregistrement (1), la seconde partie de la soirée anniversaire du Duo Berlinskaïa-Ancelle réunit les deux compositeurs – avec en sus la participation de Stéphane Kecki (basse) et Fabrice Moreau (batterie). Quatre songs de Gershwin ( ’S Wonderful / Funny Face, But not for me, Someone to watch over me, It Ain’t Necessarily so, dans l’arrangement de Paul Posnak), puis, de Tsfasman, la Fantaisie sur « The Man I love » (arrgt d’Igor Tsygankov), deux chansons (Toujours avec toi et Attente, arrgt d’A. Ancelle) et, pour conclure, la Valse lyrique et Flocons de neige tirés de la Suite de Jazz (arrgt d’Igor Tsygankov) forment un cocktail proprement irrésistible que les deux pianistes et leur complices jazzmen d’un soir enlèvent avec un chic et un humour, un charme et un swing qui vous poursuivent longtemps après avoir quitté la salle.
 
Alain Cochard

(1) 1 CD Melodiya MEL CD 1002564
 
Paris, Salle Gaveau, 10 mars 2022

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