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Le Ballet de Cuba à la salle Pleyel – Danser, passionnément - Compte-rendu

Certes, la salle Pleyel n’est pas faite pour la danse, certes on n’aime guère ces soirées fourre-tout où se succèdent en vrac des variations extraites de leur contexte et rarement émouvantes, sinon par leur virtuosité, certes les bandes sonores font un peu gala d’amateurs, et connaissent des failles, ce qui est d’ailleurs arrivé dans la soirée d’ouverture, la musique s’arrêtant sur le plein élan des danseurs, et ceux-ci s’en sortant par une pirouette avant de s’éclipser dans la coulisse, quelque peu perturbés.
Et pourtant rien de tout cela n’a gêné pendant l’éblouissante, la jubilatoire soirée que les danseurs du Ballet National de Cuba ont offerte à un public qui n’en croyait pas ses yeux, critiques y compris. Et tous battaient des mains comme à un somptueux arbre de Noël.
 
Au menu, en dix variations bien graduées, quatre atouts majeurs : le style, l’émotion, la virtuosité, le piquant. Et tout cela porté à l’extrême, avec une fougue et une énergie que l’on ne connaît guère qu’aux danseurs du Bolchoï, les nôtres semblant souvent hésiter entre leur intellect et leurs 35 heures.

Alicia Alonso dans Giselle © Museo nacional de la Danza
 
Ici, à Cuba donc, l’on danse à fond et on le doit notamment à un tempérament que l’isolement du pays a préservé, ce qui donne une identité à la troupe, et surtout à la grande Alicia Alonso, mère nourricière de cette aventure, véritable Cybèle du Ballet de Cuba, qu’elle créa en 1948, l’autre parrain en étant Fidel Castro qui vénérait la ballerine et l’aida en tout à asseoir la prééminence de la compagnie. Etrange une fois de plus que les pays marxistes soient ceux qui ont le mieux conservé les codes des ballets royaux et impériaux, de Moscou et Saint Petersburg à Cuba.
 
Alonso, grande dame du monde du ballet, est une icône, comme le furent Chauviré et Plissetskaïa. Frappée de cécité passagère à 20 ans, elle n’en continua pas moins à se dédier furieusement à son art et à l’épanouissement de sa troupe, à laquelle elle a donné style et technique, ainsi qu’un énorme répertoire classique. Les danseurs cubains, qui ont d’ailleurs entretenu des rapports suivis avec l’URSS, après avoir reçu aussi les survivances des Ballets russes, par l’intermédiaire d’Anna Pavlova, laquelle dans son périple sud américain des années 1920, laissa une trace profonde sur ces peuples qui ne demandaient qu’à entrer dans la danse et surent enrichir le vocabulaire classique d’une furia irrésistible, inhérente à leur tempérament. Dans tous les concours, depuis des décennies, les danseurs cubains, par leur virtuosité et leur musculature souvent impressionnante, par leur qualité de jeu aussi, ont toujours été une terreur, talonnés de près aujourd’hui par les chinois, coréens et japonais.
 
La nouvelle vague, que l’on découvre, toujours couvée par Alicia Alonso, 97 ans, aveugle et portée en scène pour le salut final comme une chasse vénérée, a de quoi faire peur : dès l’ouverture sur Casse-noisette, le public était conquis par l’éclat et la parfaite symétrie de Grettel Morejon et Rafael Quenedit. Vint Raymonda, avec une Sadaise Arencibia altière, son fin profil évoquant celui de Pavlova elle-même, opposée au sex appeal et à l’élégance de Luis Valle, grande étoile de la compagnie. Le public exultait ! Vint ensuite l’apothéose, et pourtant le pas de deux de Diane et Actéon, donné partout dans les concours, est d’une effroyable ringardise. Il n’en a rien paru, tant Viengsay Valdès y a déclenché des clameurs par ses incroyables équilibres.

Osiel Gouneo dans Don Quichotte © Carlos Quezada

Le choc majeur venant cependant de son partenaire, Osiel Gouneo, exemple de stature idéale, de beauté souveraine, de grâce princière, de virtuosité tourbillonnante avec des grands jetés planants, et des pirouettes se finissant sur une échappée légère, comme si rien ne lui coûtait : le jeune danseur a déjà été récupéré par le Ballet de Munich, et le monde des balletomanes le décrit partout comme le nouveau roi de la danse, ce qui paraît évident. Depuis Barychnikov, on n’avait guère vu un tel phénomène, où l’élégance, la décontraction chic, la grâce et la force se conjuguent avec une telle harmonie. La folie a repris pour le pas de deux final de Don Quichotte où le couple s’est déchaîné, Valdès tenant d’incroyables équilibres sur pointe pendant un temps qui paraissait infini ! Comme si un couteau secret était sorti de sa pointe pour se ficher dans le sol et la stabiliser.
 
Entre temps, de lumineux Roméo et Juliette, un Corsaire craquant de fougue, un brillant Tchaïkovski Pas de deux, un mignon Muñecos, avec deux irrésistibles pantins amoureux.
Et il faut le souligner, rien dans le style qui puisse être taxé de vulgaire, car dame Alonso a su poser les bases. La virtuosité est là, certes, mais elle sert l’expression. Il faut donc se précipiter pour voir les deux ballets présentés ensuite dans leur intégralité, Giselle, emblème du romantisme épuré, dont la version Alonso est célèbre pour sa rigueur historique, et Don Quichotte, où ces tempéraments explosifs pourront s’en donner à cœur joie. Le blanc des willis, le rouge des arènes, deux couleurs maîtresses qui symbolisent bien le magnifique ballet de Cuba, lequel n’était pas venu à Paris depuis dix ans : la première, signe d’élégance, de pureté, de pérennité du style classique, la seconde éclatante, symbole d’ivresse et de joie de danser.
 
Une seule, et joyeuse, question était sur toutes les lèvres à la sortie : mais que donne-t-on à manger aux danseurs cubains ?  Est-ce le cigare, le mojito, quelque drogue mystérieuse ? Comment peut-on inoculer une telle passion, un tel feu à des jeunes gens, les rendre si heureux de danser, au prix de disciplines pourtant féroces ? Dame Alonso a la réponse.
 
Jacqueline Thuilleux

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Ballet de Cuba – Paris, Salle Pleyel, 6 juillet 2017. Giselle, les 8, 9, 11, 12 juillet, Don Quichotte, les 15, 16, 17, 18, 19, 20 juillet 2017. www.sallepleyel.com

Photo (Don Quichotte) © Carlos Quezada

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