Pendant un peu plus d’une heure que dure l’ouvrage, on le suit, campé dans ses traits candides que soulignent les costumes d’Olga Karpinsky par la soprano Agathe Peyrat, alter ego de l’Enfant de L’Enfant et les sortilèges ou du Petit Prince de Michaël Levinas. Malmené par le patron de presse qui l’emploie, son esprit disséqué par deux médecins sans vergogne, exhibé comme une bête de foire, on voit Sammy, héros malgré lui, ployer sous le poids du souvenir inutile, chaque parcelle de sa pensée progressivement envahie par ces images qu’il crée pour soutenir sa mémoire et qu’il ne peut jamais effacer. On l’observe enfin, à la fin de l’ouvrage, tenter de retrouver les souvenirs vrais, « enfouis et coupants comme le diamant ». Tout alors — la scène, la musique, le temps même — s’ouvrira.
Le rôle lui-même alterne le récit et l’immersion dans le souvenir. Rôle éreintant qui fait s’enchaîner le parlé et le chanté, parfois au beau milieu d’une phrase ; le personnage semble alors se débattre, comme pris dans le courant de sa mémoire.
 

La performance d’Agathe Peyrat est tout à la fois vocale et physique, quand bien même il ne s’agit pas tant de se mouvoir sur le plateau que de s’offrir au feu dévorant de la voix et du texte. Cette voix qui replonge sans cesse du présent au passé, du récité au vécu, est ce qui met en branle la musique d’Alexandros Markeas. Il s’appuie sur un double trio, émanation de l’ensemble TM+, disposé de part et d’autre de la scène : accordéon, contrebasse et clavier côté cour, clarinette, saxhorn et percussions côté jardin, sorte de réduction fragmentaire, lacunaire de l’orchestre, qui parvient cependant à faire surgir toutes les atmosphères sonores. Tantôt poursuivant les inflexions de la voix, tantôt les amorçant, prenant aussi en charge certains éléments du décor ou du contexte, cet ensemble hors norme est animé avec une efficacité, une énergie ininterrompue par Laurent Cuniot, dont la battue très claire, ample, qui fait voler les mots et les sons, semble faire partie du spectacle.
 

Certaines scènes montrent à quel point de précision parvient le chef, celles en particulier où interviennent les deux médecins, rôles quasi-siamois habillés de juste ce qu’il faut de décalage dans la tessiture, tenus à merveille par les barytons Vincent Bouchot et Paul-Alexandre Dubois, qui ne sont pas en reste dans l’esprit bouffe — de même le baryton-basse Philippe Cantor dans le double rôle du patron de presse et du meneur de cabaret.
Cette énergie concentrée se retrouve sur scène, dans un dispositif où les lumières et les projections vidéo (mots, chiffres, images), dues à Rodolphe Martin et Loïs Drouglazet, dévoilent la vie cérébrale du héros. Sylvain Maurice, qui signe le livret, adapté d’une pièce de Peter Brook et Marie-Hélène Estienne, ainsi que la mise en scène, donne une vision puissante et sensible de l’histoire de Sammy Koskas, saluée par des applaudissements nourris lors de cette représentation au Théâtre de Sartrouville. Après Nanterre et Massy, espérons que ce « théâtre musical onirique », touchant et accessible, beau et audacieux, poursuivra son cheminement lors des saisons à venir.
 
Jean-Guillaume Lebrun