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La Tragédie lyrique, gazette d’un règne – Chapitre 1 : L’Opéra selon Lully XIV

L’art et la politique font souvent bon ménage. La naissance de l’opéra selon Lully en est un exemple éclatant. Avec le genre de la tragédie lyrique, voulu par Colbert et adoubé par sa Majesté, Louis XIV fait monter sur scène des instants marquants de son règne. L’opéra, à raison d’un par an, de ses débuts en 1673 avec Cadmus et Hermione jusqu’à la disparition du Surintendant en 1687, a scandé le temps louisquatorzien. Un événement d’importance est chaque fois donné à lire en arrière-plan. Ainsi Thésée, Atys et Isis (1) donneront l’état des lieux de la maison tant convoitée des favorites. Thésée transpire l’Affaire des Poisons, Isis les hauts et les bas des femmes aimées par Jupiter. Dans Phaëton, des héros ministres montent et chutent. Le monarque prendra le masque de héros pourfendeurs de menaces mortelles, tels Persée et Bellérophon. Car la tragédie lyrique selon Lully XIV délivre un message à l’opinion publique. C’est le JT annuel d’un royaume centré autour de son Soleil monarchique. À coups de refrains, de timbres fredonnés dans la rue, cette bande son en a résonné de foires en navires, sur le territoire et jusque dans les colonies.
 
Une longue tradition de ballets princiers

 
Ce mariage du politique et des arts a débuté bien en amont. Avec Leonard de Vinci pour la cour Sforza de Milan, à Florence avec La Favola di Orfeo d’Ange Politien pour les Medicis… Ces ballets princiers étaient aussi prisés des Ducs de Bourgogne, la grande puissance du XVème siècle. Leurs annales relatent le spectaculaire Vœu du Faisan donné à Lille en 1454. Mais c’est la Renaissance italienne qui a synthétisé le genre, les alliances matrimoniales des maisons régnantes ayant ensuite favorisé l’exportation du genre.

Le premier ballet dont a bruit la cour de France est un import de Catherine de Médicis. Il s’agit du Balet comique de la Royne (1581) de Baltazarini del Belgiojoso, devenu Balthazar de Beaujoyeulx, un ultramontain venu dans sa corbeille de mariage. Giambattista Lulli suivra semblable chemin. Ce spectacle de 1581 a installé la tradition du ballet de cour en France. Et ce ne sera jamais un divertissement pour rien. La noblesse et la famille royale s’y donnent en effet en spectacle. Le roi, au milieu des professionnels, musiciens et autres maîtres à danser, évolue avec ses pairs et ses courtisans dans une succession de scènes luxueuses et chamarrées. La cour y dépense des fortunes car l’or et les soieries n’y sont pas en toc.
 

Cadmus et Hermione en 2008 (coproduction Centre de musique baroque de Versailles | Fondation Royaumont | Opéra de Rouen | Le Poème Harmonique / Production Théâtre national de l'Opéra Comique) © Jean Pouget

Du ballet à la scène d’opéra
 
Ces ballets vont former l’ossature de la vie mondaine. Ils obéissent à un calendrier précis. En janvier, c’est le Grand ballet du Roy, suivi du Grand ballet de la Reyne. Ils se dansent durant le carnaval et jusqu’au Carême, mais aussi à l’automne, la saison de la chasse étant particulièrement prisée par une cour souvent itinérante. Comment se présente un ballet de cour ? Il se compose de parties et d’entrées, de vers et de récits. Les parties correspondent aux actes et les entrées aux scènes. Ces dernières sont muettes. Par les costumes, les danses, la physionomie, on forme un petit drame, comique ou sérieux. Les spectateurs en démêlent la signification grâce à des livrets imprimés où se trouvent des vers louant les gens de qualité y figurant. Avant Philippe Quinault, le génial librettiste de Lully, le poète mondain Isaac de Benserade en fit sa spécialité.
Les récits sont des morceaux chantés au début du ballet et avant chaque entrée. Déclamés, ils ont d’abord lieu sur de la musique avant d’évoluer peu à peu vers la scène d’opéra. La représentation se termine par un grand ballet où vient figurer l’intégralité des participants. C’est le moment de la passacaille ou de la chaconne, danses répétitives qui sans cesse se gonflent de variations nouvelles tandis qu’affluent en son sein de nouveaux intervenants. Ce sera encore le cas à la fin du Bourgeois Gentilhomme (Quels spectacles charmants ! Quels plaisirs goûtons-nous ! dernière entrée du Ballet des Nations), et dans les grandes passacailles des opéras de Lully (final d’Amadis, d’Acis et Galatée).
 

Jean-Baptiste Lully © DR
 
Le Roi danse
 
Louis XIV fut un grand danseur et Lully son baladin. Leur jeunesse s’est déroulée ensemble. N’oublions pas leurs dates de naissance, elles sont une clé pour comprendre ce qui s’est joué jusqu’en 1687. Peu d’années les séparent, le Florentin étant né en 1632 et Louis Dieudonné en 1638. C’est ce jeune Louis XIV qui a fait du ballet de cour une gazette de sa cour. De 1653, date du Ballet de la nuit, jusqu’à Cadmus et Hermione, le choix des sujets ne sera jamais fortuit. En 1655, à Compiègne, le roi danse le Grand Ballet des Bienvenus à l’occasion des noces du duc de Modène avec une nièce de Mazarin. Le cardinal est en train de donner au terme « népotisme « toute sa valeur. La jeune fille est l’une des mazarinettes que l’habile cardinal cherche à marier aux mieux titrés du royaume.
Suivent Le Ballet de la revente des habits et, en février 1656, Le Ballet de Psyché ou de la Puissance de l’amour, lequel occasionne un beau scandale : Olympe Mancini, de la famille du cardinal, paraît au côté du roi, vêtue d’un déshabillé transparent. Après ses amusettes avec Olympe, le jeune monarque connaît le grand amour avec Marie Mancini, autre mazarinette. La cour surveille avec anxiété le sérieux de la passion royale, ce que glose l’argument du ballet de La Galanterie du Temps : Un galant éperdument amoureux d'une jeune beauté, dont la modestie ne lui permet pas de dire le nom publiquement, ne voulant perdre aucune occasion de lui plaire, se résout de lui donner les divertissements que le Temps lui peut permettre. Ces ballets galants accroissent le pouvoir et les interventions artistiques de Lully ; notamment dans L’Amour Malade de 1657. En 1661, Lully reçoit ses lettres de naturalité française. Le Florentin francisé entame alors sa prise de pouvoir sur la musique française. Louis XIV venait d’imposer la sienne quelques heures après la mort de Mazarin, survenue en mars 1661. Non sans humour, on avait, le mois précédent, dansé Le Ballet de l’Impatience…

 

Spectacle unique et outil de propagande
 
Un accident marque cependant la fin du ballet louisquatorzien. En 1670, Louis se foule la cheville durant Les Amants magnifiques Le roi dansait ? À trente-deux ans, il va s’asseoir tout en continuant à publier le journal de son règne. Première édition de la fastueuse gazette : Cadmus et Hermione. Son Prologue relègue le ballet de cour dans une temporalité bien particulière du spectacle. Il se fait allégorie annonçant la thématique du drame à venir. On voit ainsi Apollon terrasser le serpent Python, symbole d’un Louis XIV qui a déclaré la guerre à la Hollande du prince d’Orange. On peut aussi lire dans ce Prologue le triomphe d’un Lully XIV sortant vainqueur du marécage où il est allé repêcher le privilège de l’opéra.

En 1669, Pierre Perrin, écrivain lyonnais, avait soumis à Colbert, le principal ministre, un mémoire portant sur l’établissement d’une  Académie de Poésie et de musique, composée de Poètes et de Musiciens, ou s’il se pouvait de Poètes Musiciens qui s’appliquassent à ce travail, ce qui ne serait pas d’un petit avantage au public, ni peu glorieux à la nation. Avec l’aval du ministre, Perrin obtint du roi le privilège d’établir une Académie pour y représenter en musique des opéras semblables à ceux d’Italie. Pomone, de Cambert et Perrin, l’inaugura. Le spectacle était payant et le roi n’y assista pas. La concurrence autour du genre opéra devint alors féroce. Henry Guichard, l’Intendant général des bâtiments de Monsieur frère du roi, conçut avec Sablières une pastorale sur le modèle de Pomone, intitulée Les Amours de Diane et d’Endymion, donnée pour le mariage de Monsieur avec la Princesse Palatine en 1671. La même année, Molière et Lully créèrent Psyché à la salle des Tuileries. Œuvre hybride, cette tragédie-comédie ballet à entrées multiples mélange tous les genres. Plaintes et gaudriole, scènes fantastiques avec concert d’enclumes dans l’atelier des cyclopes, ballet de satyres et de furies, descente de petits amours et combats divins se succèdent en une revue éblouissante.

Psyché est un divertissement de cour où s’exprime aussi une politique culturelle : la ville de Paris est invitée à voir le spectacle au cours de soirées qui lui sont réservées. Le public voulait en effet voir la cour et le roi danser. Cela faisait partie du protocole de la représentation du pouvoir. Il y avait là de quoi établir la fortune d’un entrepreneur de spectacle avisé et surtout bien placé. Lully et Molière étaient de cette étoffe. Dans la bataille pour prendre le contrôle du Privilège de l’opéra, qui venait alors d’échapper à Perrin pour cause de malversations, seul Lully triompha, écrasant au passage un Molière rongé par la tuberculose.
Cadmus et Hermione est donné dans la salle du Palais Royal, l’ancienne salle de Molière dont la troupe est chassée par Lully avec l’aval du roi… Avec cette première tragédie lyrique, l’opéra français lie son devenir à celui du pouvoir royal. La réunion de la tragédie déclamée, avec machinerie et musique, et l’esthétique du ballet de cour venait accouche d’un spectacle unique dont le sujet devait avoir l’aval du seul monarque. Un outil de propagande, suffisamment solide pour perdurer jusqu’à Rameau, venait de naître.
 

Cadmus et Hermione en 2008 (coproduction Centre de musique baroque de Versailles | Fondation Royaumont | Opéra de Rouen | Le Poème Harmonique / Production Théâtre national de l'Opéra Comique) © Jean Pouget

Lully gagnant sur tous les tableaux
 
Alceste, l’année suivante, donne à la propagande du règne un écho bien plus vaste. L’opéra est joué en juillet 1674 dans un Versailles, certes en chantier, mais déjà brillant de mille feux. C’est un triomphe. Les courtisans et tous les ambassadeurs étrangers, évidemment présents, louent ce genre nouveau. Ils peuvent aussi lire en Alceste le portrait d’un monarque dont l’activité glorieuse est dépeinte en cinq tableaux. Voici défiler Neptune, puis Mars, Apollon et enfin le puissant et magnanime Hercule capable de descendre aux Enfers affronter Pluton, y triompher de la mort et finir par dominer toutes ses passions. Maître des mers, de la guerre et des arts, l’image édifiante d’un prince omnipotent s’impose à l’Europe.

Quant à Lully, il y gagne sur tous les tableaux. Le roi dépense sans compter pour la somptuosité du spectacle. Les sommes investies dans les costumes en fil d’or véritable, les décors croulant sous la richesse visuelle, sont colossales. Alceste, puis Thésée ou Atys, dépassent chacun les 150 000 livres. Autant de frais dont Lully profite puisqu’il lui est loisible de réutiliser ces décors et costumes dans son Académie, à Paris, où l’opéra arrive auréolée du prestige de la cour. Il aura en outre bénéficié du long travail de répétition défrayé par le souverain ainsi que d’impressionnants effectifs musicaux. Chaque commande royale est ainsi revendue, par la force du Privilège, à la Ville, où la gazette lyrique peut entamer une nouvelle carrière. Et ce pour la plus grande fortune du Florentin. Un coup d’une adresse remarquable, avouons-le …
 
Vincent Borel
 

(1) Isis, dont Christophe Rousset vient de signer un très bel enregistrement, avec Eve-Maud Hubeaux, Bénédicte Tauran, Ambroisine Bré, Cyril Auvity, etc (2CD Aparté / AP 216) et qu’il dirigera en version de concert au Théâtre des Champs-Elysées, avec la même distribution, le 6 décembre www.theatrechampselysees.fr/la-saison/opera-en-concert-et-oratorio/isis, puis à l'Opéra Royal de Versailles le 10 décembre 2019 www.chateauversailles-spectacles.fr/programmation/lully-isis_e2172

Photo : Cadmus et Hermione en 2008 (coproduction Centre de musique baroque de Versailles | Fondation Royaumont | Opéra de Rouen | Le Poème Harmonique / Production Théâtre national de l'Opéra Comique) © Jean Pouget

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> Armide de Lully au TCE


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