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La Passione di Gesù de Leonardo García Alarcón en création mondiale au Festival d’Ambronay 2022 – Bachiana argentina – Compte-rendu

 

Depuis le temps qu’il s’approprie les partitions de ses illustres prédécesseurs, allant parfois jusqu’à réécrire entièrement certains airs (comme il l’avait fait dans Les Indes galantes à Paris), on pouvait soupçonner Leonardo García Alarcón (photo) d’avoir de sérieuses velléités de compositeur. Grâce à Anne Geisendorf, présidente de la fondation genevoise Espace Rousseau, qu’il appelle son « ange gardien », ces ambitions ont enfin pu se concrétiser, et le résultat en est un oratorio dont la création mondiale a eu lieu dans le cadre du festival d’Ambronay.
 

© Bertrand Pichène
 
La Passione di Gesù, overo Il Vangelo di Giuda est plutôt, à en croire la partition, un « Labirinto canonico in musica sotto forme di oratorio », et en parlant de labyrinthe, le chef et compositeur livre déjà une partie du secret, puisque son œuvre est un peu la rencontre, à travers les continents et les siècles, de Bach et de Borges, d’un Bach qui, arrivé à Buenos Aires, jouerait forcément du bandonéon. Car si le livret de cette passion selon Judas est composée sur un livret en italien de Marco Sabbatini, spécialiste de Dante, elle inclut aussi des citations « bachiennes » en allemand (notamment de la cantate Christ lag in Todesbanden) et en espagnol (un poème de Quevedo).
 

© Bertrand Pichène
 
 Musique sous influence, certes, mais qui refuse le pastiche et prend plutôt son bien partout où elle le trouve, empruntant allègrement à tous les styles : Leonardo García Alarcón est un homme cultivé, très cultivé, et sa partition est truffée d’hommages plus ou moins déguisés à quelques dizaines de compositeurs, dont beaucoup ne relèvent pas du tout de la musique ancienne, puisqu’elle va jusqu’à Chostakovitch ou Steve Reich : en tête de chacun des numéros figure ainsi une référence codée, qui inclut les initiales de son illustre aîné, la ville où il est né ou mort, et une année qui peut être celle de son décès. Un exemple, le « Canon perpetuum dodecaphonicus sopra G(esù) C(risto) F(iglio) d(io) H/Spirito santo (AS AW AB Wien 1936-46-52 OM PB Avignon, Montbrison 1993 2017) : on a reconnu la seconde école de Vienne et le tandem Messiaen-Boulez.
 
Mais bien sûr, c’est surtout la musique sud-américaine qui est ici omniprésente, avec ses formes populaires et ses rythmes de danse, tonada, milonga, malambo…, jusqu’à l’hommage très explicite à Astor Piazzolla. Aux instruments baroques de la Cappella Mediterranea s’adjoignent dont le bandonéon de William Sabatier et les percussions (marimba et autres) dont joue Laurent Sauron. L’écriture vocale de Leonardo García Alarcón est toujours expressive et exploite toutes les ressources de ses interprètes, avec souvent une polyphonie très dense, comme lorsque se superposent la bonne quinzaine de voix des solistes, des apôtres et de la foule. Chapeau à tous les membres du Chœur de chambre de Namur, dont sont issus les douze apôtres, chacun ayant sa propre ligne de chant, Barthélémy (Logan Lopez Gonzalez), Thomas (Maxence Billiemaz) et Jean (Jonathan Spicher) intervenant aussi en soliste.
 
Quant aux principaux protagonistes de cette histoire, où l’on apprend que Judas a en réalité été choisi par le Christ pour qu’il trahisse l’être de chair qu’il était devenu sur terre, ils comptent parmi les habitués de la musique baroque, avec lesquels Leonardo García Alarcón a déjà travaillé plus ou moins régulièrement. Il faut d’abord mentionner le très impressionnant Jésus d’Andreas Wolf, qui évolue avec une aisance confondante sur une tessiture allant du ré grave au fa aigu, Jésus présent d’un bout à l’autre de l’œuvre, et que l’on entend même rire (la Bible nous dit que Jésus pleura, mais il fallait bien les évangiles apocryphes pour nous révéler qu’il avait le sens de l’humour). A l’autre extrême, on salue bien bas l’Ange stupéfiant de Julie Roset, au suraigu d’un naturel et d’une limpidité qui laissent pantois, évoquant le souvenir du magnifique Ange de Dawn Upshaw dans Saint François d’Assise.
 

Mariana Flores © Bertrand Pichène

On se rappelait la prestation du ténor Mark Milhofer dans Le Palais enchanté de Rossi : le rôle de Judas lui permet à nouveau de déployer toute la théâtralité de son chant, et même si le personnage n’est pas ici le méchant auquel on est habitué, le beau son n’est pas la priorité. Victor Sicard campe un Pierre à la diction mordante, mais le livret lui confie peu d’occasions de se mettre en avant. Dans la première partie de l’oratorio, on se dit qu’Ana Quintans en Marie en est la figure dominante, tant sa ligne de chant semble dominer et tant la soprano a l’art de sculpter le discours de la Vierge.
On change d’avis après l’entracte, quand Marie-Madeleine s’affirme comme le personnage-clef, dont le compositeur a logiquement chargé son épouse Mariana Flores, « Miriam di Magdala » ardente et passionnée, qualificatifs que l’on pourrait appliquer à l’ensemble de cette œuvre, accueillie avec un tel enthousiasme par le public que les artistes ont consenti non pas un mais deux bis, n’ayant eu aucun mal à trouver dans la partition des passages propres à être rechantés pour prolonger l’euphorie générale.
 
Laurent Bury

 Leonardo García Alarcón : La Passione di Gesù (création mondiale) - Ambronay, Abbatiale, 23 septembre 2022 // Festival d’Ambronay 2022, jusqu’au 9 octobre 2022 festival.ambronay.org/
 
Photo © Leonardo DoPietroMaria

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