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« Je peux dire que je suis comblée » - Une interview de Véronique Gens

A cheval entre la France où elle est surtout connue pour avoir été l'une des pionnières du renouveau baroque et l'étranger qui admire ses interprétations mozartiennes, Véronique Gens est tout ensemble une artiste et une femme comblée. Soprano à la carrière fournie et mère de famille équilibrée, elle a pris le temps de répondre à nos questions avec le charme et la vivacité d'esprit que nous lui connaissons, en pleine répétition de Dialogues des Carmélites dans lequel elle interprète pour la première fois le rôle de Mme Lidoine. Cette nouvelle production attendue du chef-d'œuvre de Poulenc, réglée par Olivier Py, sera à l'affiche du Théâtre des Champs-Elysées pour six représentations du 10 au 21 décembre.

Voici une dizaine d'années vous pensiez vos éloigner du répertoire baroque que vous jugiez trop exigeant ; ce n'est pas finalement pas arrivé puisque l'on vous a entendue dans Castor et Pollux, Il burbero di buon cuore, La Calisto, Hercule mourant, Niobe ... Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

Véronique GENS : Je ne suis pas tout à fait d'accord avec vous, car je chante aujourd’hui Mozart, Gluck et Weber et plus du tout le répertoire baroque. En France je suis associée au baroque alors qu'à l'étranger je n'ai pas cette étiquette et le public est habitué à m'entendre dans des rôles assez différents. L'exemple de Niobe est particulier, il m'a ouvert les portes du Covent Garden et permis de travailler avec Thomas Hengelbrock ; je ne pouvais pas refuser une proposition pareille. Hercule mourant, effectivement il s'agit de baroque pur et dur, mais je ne pouvais pas dire non à Christophe Rousset. Le cas d'Agrippina est également spécial, mais remonte déjà à quelques années : Jean-Claude Malgoire était convaincu que le rôle était pour moi et il est exact que je vais le reprendre au Staatsoper. J'avais interprété Calisto il y a longtemps et l'ai reprise c'est vrai, mais tout de même il s'agit dans mon esprit de choses ponctuelles. Je suis triste, car j'aime énormément cette musique qui me touche et me manque, mais physiquement, vocalement, je suis vraiment passée à d'autres partitions.

Vous n’avez finalement cessé d’élargir votre répertoire abordant Wagner (Die Meistersinger), Verdi (Falstaff), Debussy (Pelléas et Mélisande), Gluck (Alceste et les deux Iphigénie) ou Weber (Der Freischütz), tout en maintenant un socle mozartien. Cette ouverture, cette curiosité et cette disponibilité ne sont-elles pas à l'origine de votre souplesse et de votre capacité à servir des partitions éloignées ?

V.G. : Je ne pense pas que cela ait été calculé de ma part, car tout est arrivé de façon naturelle ; je ne me suis jamais dit que je devais avoir chanté tel rôle à tel âge et dans tel théâtre, au contraire j'ai toujours laissé la vie aller son cours et les propositions venir à moi. J'ai la chance d'avoir un planning chargé et de pouvoir choisir les projets qui me plaisent. Tout cela est lié au développement naturel, au mûrissement de ma voix, qui a changé, évolué, tout en restant arrimée à ce socle Mozart qui est très important. Je voudrais chanter Desdemona, La Maréchale, Didon et je sens que cela se décante, mais le fait de pouvoir aborder Madame Lidoine de Dialogues des Carmélites constitue déjà une ouverture exceptionnelle. Mais en même temps, ce répertoire et ce sujet ne sont pas si éloignés de moi si l'on considère que j’interprète fréquemment des mélodies de Poulenc en récital.

Vous répétez en ce moment Dialogues des Carmélites : avant de parler plus précisément de cet opéra, le rôle de Mme Lidoine, créé par Régine Crespin, faisait-il partie de ces rôles dont vous rêviez et que vous attendiez impatiemment que l'on vous propose et si oui pourquoi ?

V.G : Oui bien sûr, car j'entends parler de cette œuvre depuis très longtemps et me demandais secrètement pourquoi on ne me confiait pas le rôle de Lidoine, très lyrique, très tendu, mais extrêmement beau. Je me sens très proche de cette musique typiquement française, mais plus encore du livret que je trouve remarquable et qui me parle en raison de l'instruction catholique que j'ai reçue. Mais bien évidemment je n'ai jamais osé frapper aux portes des théâtres pour demander à des directeurs de me le confier ; une chose est certaine, je l'attendais impatiemment.

Quelles sont les difficultés techniques, vocales ou interprétatives de ce personnage ?

V.G. : Le grand problème que l'on rencontre avec Mme Lidoine est que l'on croit qu'elle « parle » comme dans une mélodie française, mais sans crier gare un si bémol arrive et techniquement il faut être chevronnée pour ne pas faiblir. Pour moi qui vient de la tragédie et pour qui la déclamation est primordiale, j'ai également envie que l'on me comprenne, ce qui en termes d'articulation, est extrêmement périlleux, car physiologiquement il est impossible d'être parfaitement intelligible dans une tessiture aussi haute. Je suis souvent agacée par le fait que l'on demande à des étrangères de chanter ces personnages, parce qu'elles sont rares à être en mesure de restituer correctement le texte. Fort heureusement nous sommes toutes françaises sur cette production et j'espère vraiment que le public ne perdra pas un seul mot : c'est mon souci principal. Nous parlions avec Olivier Py de la différence qui sépare le tragique du dramatique, mais ici la frontière est fragile et on bascule vite dans le tragique, car il n'y a pas d'issue. On sait, on devine que cette histoire finira mal. Cette œuvre est magnifique et nous n'en sortons pas indemne. Les martyrs sont toujours d'actualité, le thème est récurrent, ici nous sommes sous la Révolution Française, mais combien d'hommes et de femmes souffrent toujours dans le monde entier ; regardez le film Des hommes et des dieux...

Avez-vous éprouvé le besoin, pour cette prise de rôle, d’écouter des témoignages discographiques et ou de vous replonger dans celui qui fait toujours référence, réalisé peu après la création française et dirigé par Pierre Dervaux ?

V.G. : On ne peut pas échapper à ces références et à ces témoignages mythiques : j'ai écouté Crespin, dans ce rôle très tendu et pour moi qui suis un peu ses pas, en ayant mis à mon répertoire Les Nuits d'été de Berlioz par exemple, qui me sont devenues si familières, j'ai la sensation de suivre très humblement ses traces. Il est inconcevable de ne pas écouter ces gravures ou d'aller piocher des images sur Youtube. Après il faut être capable de faire le tri, éviter la copie et s'approprier son personnage.

Après Brook, Bieito, Haneke et Loy, vous travaillez avec Olivier Py, très prolixe depuis plusieurs mois, avant de ralentir cette cadence pour se consacrer au Festival d’Avignon dont il est le nouveau directeur. Quel metteur en scène se révèle-t-il sur ce sujet si particulier de la vie d'un carmel pendant les heures noires de la Révolution Française ?

V.G. : J'ai été séduite dès l'instant où il nous a exposé son projet : il a parlé sans note et j'ai été emballée par tout ce qu'il nous a raconté, car il sait ce qu'est la religion, ce qu'est un calice, ce qu'est Vatican II et nous a donné envie de rentrer dans cet univers, de lire Bernanos. Ces moments sont souvent des corvées, mais là, son discours était passionnant ; il nous a montré sa maquette, un décor sobre et froid et nous n'avions qu'une pensée, commencer à travailler. L'atmosphère est très bonne sur le plateau, ce qui n'est pas fréquent je vous assure et cela faisait longtemps que je ne m'étais pas sentie aussi bien. J'appréhendais cette œuvre bien plus dure qu'Alceste mais Olivier nous guide, sans provocation, car il ne désire pas faire des choses irrespectueuses. C'est noir, lourd, chargé, la cellule est proche de la prison, la croix veille, c'est plein de symboles, mais il aime ce texte. « La prière est un devoir, le martyr est une récompense » : cette phrase m'obsède depuis des mois.

Denise Duval et Georges Prêtre qui ont été très proches de Poulenc sont toujours de ce monde : les avez-vous rencontrés et si non, auriez-vous aimé recueillir leurs souvenirs ?

V.G. : Oui bien sûr, mais en même temps cela me fait peur car ce sont des monuments et ils m'impressionneraient. Vous pensez qu'ils se déplacent encore pour assister à certains spectacles ? Ce serait incroyable de les rencontrer, mais je me sentirais toute petite face à eux.

La production présentée au TCE a lieu quelques semaines après le cinquantenaire de la mort de son auteur. Quelle place occupe selon vous Poulenc dans le patrimoine musical français ?

V.G. : Il n'occupe pas la place qu'il devrait avoir ! On devrait chanter davantage ses mélodies, si belles, si variées. Les récitals de mélodies françaises son insuffisants en France, alors qu'à l'étranger on aime ce répertoire ; il suffit d'aller à Edimbourg, au Japon ou en Allemagne pour le constater. Je suis toujours partante pour assumer un plein programme consacré à Poulenc, Duparc, Hahn, Fauré mais il est de plus en plus rare que l'on me suive.

J'ai lu que vous n'aimiez pas du tout chercher dans les bibliothèques, préférant laisser cette tâche aux autres, notamment à Christophe Rousset et à la Fondation Bru Zane avec lesquels vous avez pu mener à bien une formidable expérience musicale, concrétisée par trois albums intitulés « Tragédiennes » (Virgin). Quelles satisfactions avez-vous tirées de ce travail et de son prolongement aux concerts ?

V.G. : C'était incroyable, je n'ai jamais vécu une chose pareille. Vous savez j’aime Christophe et son orchestre et lors du premier volume, je pensais seulement dire adieu au baroque de manière élégante, mais le succès a été tel que nous avons enregistré un second opus pour aller plus loin et le troisième s'est imposé naturellement ; c'est pour moi le plus abouti, tout le monde était galvanisé et tellement heureux de faire revivre ces partitions inconnues. Ce fut une merveilleuse aventure ; on parle parfois en riant d'un quatrième album car nous avons de quoi faire de nombreux programmes, mais il ne pourrait pas se faire avec l'orchestre de Christophe, ce qui n'est pas concevable. Quoiqu'il en soit je n'ai jamais fait de disque avec tant de plaisir.

A ce propos il y a quelques années vous aviez avoué avoir peur de chanter en récital et en concert : qu'en est-il aujourd’hui ?

V.G. : J'ai toujours peur (rires) et ça ne va pas aller en s’arrangeant ! Sur scène, dans un opéra, j'ai toujours peur, même lorsque j’interprète Donna Elvira pour la centième de fois. Je suis traqueuse et me sens mal jusqu'à la fin de la représentation. En récital, on ne peut se cacher derrière rien, le public est venu pour vous et la responsabilité est énorme. Je ne crains pas de me tromper, mais de décevoir le public à qui j'ai envie de donner le meilleur. La réaction des gens me fait plaisir, les applaudissements me réconfortent, comme ceux que j'ai reçus pour mes débuts à Vienne dans Alceste. Mais en fait je ne m'autorise pas à me détendre avant la fin du spectacle et en récital je ne suis à l'aise qu'au moment des bis ; je n'en profite pas, c'est sûr !

Plus généralement quels nouveaux personnages avez-vous prévu de défendre dans les prochaines années ?

V.G. : Il y en peu, car je suis surtout connue comme mozartienne, ce qui me flatte : j'ai en projet de nombreuses Clemenza di Tito, des Nozze di Figaro et dois donner le cycle Da Ponte à Munich, ce qui me réjouis. Pas de Maréchale à l'horizon, mais elle viendra j'en suis sûre.

Avez-vous le sentiment de réaliser la carrière dont vous rêviez et si oui de quoi êtes-vous le plus fier ?

V.G. : Je n'ai jamais décidé de devenir chanteuse et la première fois que je me suis retrouvée à Aix dans la Comtesse, je n'osais pas y croire. J'étais si contente de chanter quelques années auparavant dans le chœur d'Atys qui me permettait de gagner de l'argent pour la première fois. Je ne me suis jamais dit qu'un jour je ferais ce métier, et sans fausse modestie, car je suis consciente de ce que peux faire et ne pas faire et si je suis là aujourd'hui, c'est à force de travail et de persévérance. Je n'ai pas chanté Traviata un jour et Wagner le lendemain, je suis prudente et les risques que j'ai toujours pris sont mesurés. Vous savez, j'ai besoin qu'on m'entoure et me réconforte, car je ne suis pas une machine à chanter. Me retrouver ici au TCE pour chanter Mme Lidoine est un motif de contentement. J'ai rencontré beaucoup de gens, fais des disques, avancé, tout en ayant réussi à faire des enfants et à avoir une vie équilibrée. C'était important. Je peux dire que je suis comblée.

Propos recueillis par François Lesueur TCE, le 29 novembre 2013

Poulenc : Dialogues des Carmélites

Les 10, 13, 15, 17, 19 & 21 décembre 2013

Paris – Théâtre des Champs-Elysées

Photo : Alexandre Weinberger Virgin Classics

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