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Jakub Hrůša dirige le Bamberger Symphoniker à la Philharmonie de Paris – Tout un monde en soi – Compte-rendu

L’Orchestre symphonique de Bamberg, en plein centre de l’Allemagne, a été constitué à la fin de la Seconde Guerre mondiale autour de musiciens exilés, venus notamment de Prague. La fraternité avec Mahler, né en Bohême et un temps chef à l’opéra allemand de la capitale, est donc assumée, même si sa Neuvième Symphonie est encore plus universelle que les autres : écrite durant l’été 1909, à Toblach (Dobbiaco), dans le sud du Tyrol entre Italie et Autriche, elle surgit après une saison de travail dans la mégapole de New York.
 

© Bamberger Symphoniker & medici.tv

 
Pour Jakub Hrůša (photo), directeur musical tchèque du Bamberger Symphoniker, racines et modernité vont de soi, tout est affaire de contrastes. Entre le soyeux et le granité, entre le lyrisme et les angoisses, entre le fracas et le silence. On peut attendre ici quelque chose qui ne vient pas, puis là se faire surprendre par des changements d’habitude, on se risque à tomber dans une crevasse insoupçonnée, on est balayé par la puissance et tout soudain caressé par une certaine tendresse, pour finir saisi par la glace du presque rien : bref, on ne se repose jamais !
 
Pris dans une relative lenteur, le premier mouvement impose la réserve à celui qui cherche le Mahler prophète du XXe siècle comme à celui qui s’est accoutumé aux parquets et dorures du monde d’hier. Jusqu’à ce que le chef nous convainque par un sens de la dramaturgie extrêmement subtil : la Neuvième n’est pas seulement cet extraordinaire Andante comodo initial, tout un monde en soi, mais une œuvre en quatre mouvements – en quatre mondes qui n’en disent qu’un – nous conduisant d’émotion en émotion, de paysage en paysage, jusqu’à la dissolution finale. En ne donnant pas tout dans le premier, Jakub Hrůša hausse le dernier à des sommets vertigineux.
 

© Bamberger Symphoniker & medici.tv
 
Sous sa direction très physique – qui évoque par l’expressivité et l’inlassable relance des énergies celle du jeune Simon Rattle –, la masse orchestrale, à couper le souffle, ne néglige pas le raffinement des timbres. Le moelleux des cordes peut soudain être traversé par un cri des bois expressionniste façon Munch. L’orchestre est symphonique, il est octuor, il est trio, il est soliste, il est plumes d’oiseau aussi bien que dragon monstrueux. Et, en live, qu’importent les quelques rares ébréchures des vents, tant ils suivent le chef à la limite de la rupture – ce qui va très bien au tempérament de Mahler.
Très sardonique, le Ländler du deuxième mouvement semble inviter le diable de Stravinsky à la fête populaire, il ne cesse de changer de pied, d’attaque, de couleur, jusqu’à volontairement nous désorienter. Le Rondo du troisième a le Burleske « très agressif » écrit Mahler. Si la polyphonie agitée fait éclore, dans une accalmie, le thème du dernier mouvement pareil à une lumière au-dessus du tumulte, l’ensemble est une chevauchée diabolique et fugato qui n’en finit pas, à la poursuite des espoirs d’un compositeur qui n’a pas 50 ans, consumé par l’angoisse de la maladie, par le deuil tragique de sa fille et celui symbolique de l’amour, et qui sait inconsciemment qu’il ne va pas vers le mieux… Il est temps de penser à dire adieu, là encore symboliquement car une œuvre est rarement testamentaire, la mort un personnage facétieux et le miracle toujours possible.
 

© Bamberger Symphoniker & medici.tv
 

C’est tout l’objet de l’Adagio final : il y a du Parsifal sous la direction de Hrůša  ! Tout ce qu’il modèle avec ses musiciens depuis plus d’une heure trouve ici son Graal : la polyphonie ciselée, la plénitude des cordes, pupitres assemblés ou en solo, l’équilibre, le miroitement et la matière des timbres. Peut-être en effet Schoenberg et Webern ne sont-ils pas si loin. Un soleil aveuglant apparaît au violon sur l’angle d’une paroi des Dolomites, on pense aux nuages de Sils Maria, à une trouée de lumière, à une disparition. Des cordes aux vents, c’est le chant infini de la nature consolatrice telle que le compositeur la travaille jusqu’à enchanter notre paysage imaginaire.
 
Depuis Le Chant de la Terre, Mahler ne cesse de dire adieu au monde. Jakub Hrůša et l’Orchestre de Bamberg le prennent au mot, jusqu’au murmure, jusqu’au dernier fil d’archet pianissimo sur la dernière corde, qui n’est presque plus un son mais un toucher, suspendu dans l’air à l’image des musiciens sur scène, longtemps et nous avec, au bord de la perfection (1).
 
Didier Lamare
(1) Laquelle ne sera jamais de ce monde tant qu’il restera dans la salle un goujat à qui le téléphone portable devrait être confisqué comme le jouet à l’enfant mal élevé et des péroreurs qui oublient que l’enthousiasme qui suit Mahler est encore du Mahler… Heureusement, la captation nous en préserve.

 
 
Paris, Philharmonie, Grande salle Pierre Boulez, 16 janvier 2022
live.philharmoniedeparis.fr/concert/1135235/mahler-9-bamberger-symphoniker-jakub-hrusa.html
 
medici.tv, replay disponible jusqu’au 16 avril 2022
www.medici.tv/fr/concerts/jakub-hrusa-conducts-mahler-symphony-9/
 
Bamberger Symphoniker

www.bamberger-symphoniker.de/
 
Jakub Hrůša
http://www.jakubhrusa.com/
 
Photo © Bamberger Symphoniker & medici.tv

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