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Interview - Michel Franck, directeur général du Théâtre des Champs-Elysées

Producteur de concerts bien connu, compagnon de route de Jeanine Roze, Michel Franck succède à Dominique Meyer à la direction générale du Théâtre des Champs-Elysées, au terme de onze ans de présence. Une succession très attendue qui devrait s'opérer dans la douceur, mais dont certaines orientations laissent entrevoir un style qui ne demande qu'à s'affirmer. Homme d'expérience, passionné, en phase avec son temps, rigoureux et patient, Michel Franck n'aime rien tant que les relations humaines, le travail et les résultats. A quelques jours du concert d'ouverture de son mandat, il a accepté de répondre à nos questions : laissons-le s'exprimer.

Que vous a procuré le fait d'avoir été désigné à l'unanimité par le conseil d'administration du TCE, qui recherchait un "oiseau rare", je cite, pour diriger cette salle polyvalente?

Michel FRANCK : Je vais vous faire une réponse assez banale : cela m'a fait énormément plaisir ! Faut-il voir cette nomination comme un aboutissement, je ne l'espère pas car ma carrière professionnelle n'est pas terminée, mais je la considère comme une sorte de point d'orgue. J'ai travaillé auparavant dans une entreprise liée au domaine de la distribution (Franck et Fils, ndlr), importante mais à échelle humaine, car familiale, dans laquelle régnait une atmosphère intime, puis j'ai longuement oeuvré dans la sphère musicale, ainsi vois-je là une espèce de synthèse de mes expériences passées. Cette nouvelle aventure me procure une grande satisfaction, car je dois vous avouer que si certains n'ont jamais douté de ma légitimité à occuper ce poste, en raison de mon travail de producteur de concerts et de mon intérêt pour le théâtre, je n'y croyais pas totalement moi-même. Il va de soi que le fait de postuler n'était pas anodin, mais ayant adopté une stratégie où je m'interdisais de faire jouer le moindre piston, réseau ou autre levier qui aurait pu être utile, tout pouvait arriver. Cette attitude a cependant été payante.

Est-il facile de succéder à une personnalité telle que Dominique Meyer qui préside aujourd'hui aux destinées de l'Opéra de Vienne après onze années au TCE ?

M.F. : Le travail s'est effectué de manière sereine, malgré une certaine appréhension liée au fait de me retrouver du jour au lendemain à la tête d'une telle institution. Pendant ces onze années j'ai énormément collaboré auprès de Dominique, notamment pour la programmation des cycles Haendel et Vivaldi. Nous nous connaissions bien avant cette succession, ce qui nous a permis de discuter très ouvertement. Il m'a facilité certaines rencontres, ouvert des portes, m'a donné son avis, donc les trois années de double direction se sont parfaitement déroulées, ce qui est rare dans ce milieu... Nous avons la chance d'avoir des goûts communs, une approche semblable des artistes, une certaine vision de la musique, ce qui est un avantage. La transition a eu lieu en douceur et d'ailleurs nous sommes restés amis. J'espère sincèrement qu'à mon départ on pourra dire que mon passage aura été aussi satisfaisant que celui laissé par Dominique. Il ne nous a pas été difficile de travailler ensemble, car j'avais au préalable testé son mécanisme de pensée et puis je dois reconnaître que j'étais prêt pour cette nouvelle mission. Il y a dix ans j'avais voulu postuler, mais avec le recul je crois que je n'aurais pas été aussi opérationnel.

Pour votre première saison à la tête du TCE, qu'avez-vous cherché à instaurer, à mettre en avant, à inventer au-delà d'une programmation qui mêle opéras, concerts, récitals et ballets?

M.F. : Quand on prend la direction d'un tel théâtre, il faut en priorité respecter le lieu. Nous avons tous des goûts personnels, il est nécessaire d'imprimer sa marque, mais plus que tout il est indispensable de respecter le lieu et son histoire. La fosse d'orchestre, qui vient d'être rénovée, permet désormais d'accueillir une centaine de musiciens, rien ne m'empêcherait donc de monter Elektra, ou Le Crépuscule des dieux, que j'adore, mais je ne suis pas sûr que ces oeuvres soient réellement adaptées au TCE. Le respect du passé et du travail accompli est capital ; j'essaierai bien sûr, sans précipitation, de glisser des choses qui correspondent à mon esthétique et de renouer des fils avec ce qu'était le TCE aux origines. Je me suis penché sur le passé, puisque nous fêterons le centenaire des lieux en 1913 et j'ai constaté que cette salle a longtemps été un lieu de création, du Sacre du printemps à Pénélope de Fauré, en passant par la première française de Boris Godounov. Cela explique en partie pourquoi j'ai eu envie de réintroduire de la musique contemporaine, avec Passion de Pascal Dusapin, qui sera suivie de créations et de commandes futures. Je tiens également à m'entourer de certains metteurs en scène tels que Stéphane Braunschweig, qui n'a jamais travaillé sur ce plateau, tout en veillant aux réactions du public. Je n'aurais jamais ni l'audace, ni le courage de Gerard Mortier, qui est passé du classicisme, à un radicalisme que les spectateurs n'ont pas toujours supporté. Je procéderai pour ma part en douceur et si le public répond de façon positive à mes propositions, je prendrai quelques risques : Denis Podalydès et Krzysztof Warlikovski (avec une reprise de la Medea de Cherubini) seront présents dans les saisons à venir.

Dès la première année de votre mandat se disputent création contemporaine avec Passion de Dusapin, répertoire avec Idomeneo, baroque avec deux Orlando et le souhait de faire entendre en version de concert des œuvres peu jouées de Cherubini, Rossini et Verdi. Comment expliquez-vous que Lodoïska, Otello ou I due Foscari fassent aujourd'hui encore figure de raretés en France?

Otello n'est plus vraiment une rareté à la différence de Lodoïska dont on commence à redécouvrir l'auteur. J'avoue que je ne la connaissais pas avant que Jérémie Rhorer ne m'en parle. Cela tombait bien puisque je souhaitais entreprendre une ouverture vers le répertoire italien. Le fait que nous n'ayons pas d'orchestre à demeure constitue une difficulté supplémentaire, car les formations susceptibles de s'attaquer à des oeuvres qui ne sont pas inscrites à leur répertoire ne sont pas légion et sont de plus très sollicitées. Nous pourrons écouter du bel canto, du Verdi, La Vestale de Spontini, La Favorite de Donizetti partition créée par un italien à Paris, et qui pour la petite histoire fut le premier opéra auquel j'ai assisté à dix-sept ans, au Met avec Shirley Verrett, un souvenir qui m'a profondément marqué.

Parlez-nous de votre équipe : qui la compose, quelle sont les compétences et les attributions de chacun?

M.F. : Nous sommes une toute petite équipe de permanents : 45 personnes, équipe technique comprise, le personnel d'accueil étant à part, car permanent mais quelques heures par jour seulement. Nous disposons de trois personnes à la production, de trois autres aux publications, d'une directrice technique à la tête d'une vingtaine de personnes. Chacun de nous travaille beaucoup et est très investi. Voici encore une des particularités de cette salle, qui propose 250 levers de rideaux par an avec seulement 45 personnes.

En dehors de la programmation qui est votre signature, le public a également pu découvrir un nouveau visuel, qui en principe vous ressemble. Sur quels critères l'avez-vous choisi?

M.F. : C'était une volonté de ma part de remettre le théâtre dans un courant de "modernité", pour enlever la poussière qui avait pu se déposer sur ce lieu, que l'on considère souvent à tort, comme n'étant fréquenté que par un public classique et bourgeois. De nouveaux orchestres, de nouveaux chefs, une nouvelle orientation risquent de donner un nouveau souffle au TCE. J'ai donc cherché à changer la communication, car c'est un sujet qui me passionne : je voulais un habillage, un look différents. Aussi ai-je consulté plusieurs agences, regardé ce que le marché proposait et en ai sélectionné cinq, en France et à l'étranger, avant de jeter mon dévolu sur l'une d'entre elles, Be-poles qui a repensé le logo au point de donner l'impression que nous le connaissons depuis toujours. Je me suis parfaitement entendu avec ces partenaires et avec leur approche esthétique. Il s'agit d'une vraie volonté de ma part, qui va de pair avec ce désir de remettre le théâtre dans un courant dynamique.

A l'heure des études de marchés, des sondages, des tableaux de bord et de suivi budgétaire, savez-vous précisément de quel public est constitué le TCE, de quelles marges vous disposez pour le conserver et le renouveler ?

M.F.  : Nous savons qui le constitue, grâce à une typologie géographique précise ; une grande partie de ce public est abonnée, près de 50% des places ont été vendues à ce jour et nous connaissons ses goûts qui sont traditionnels en termes de répertoires et d'artistes. Il est plus facile de vendre un concert de Cecilia Bartoli, que celui d'une jeune inconnue, ce qui n'est pas toujours le cas dans d'autres salles où les auditeurs n'hésitent pas à découvrir de nouveaux talents. Le public du TCE n'est pas curieux, il vient se faire plaisir, pour écouter des artistes qu'il connaît. Mais en contrepartie, ce public a confiance, cela s'est vérifié pendant le cycle Haendel sur lequel nous avons établi un label de qualité, qui a été suivi, car ces opéras sans stars auraient pu s'avérer risqués. Mais le fait d'avoir programmé Emmanuelle Haïm, Topi Lethipuu, Sandrine Piau et Stéphane Degout a séduit le public. Mais je ne me fais pas d'illusion, car le Dusapin sera plus dur à remplir que le Vivaldi! Nous devons fidéliser nos spectateurs et grâce au travail mené par les relations avec le public, que je salue, nous devons pouvoir gagner de nouveaux amateurs. Il est intéressant d'inviter des personnalités comme Sasha Waltz, chorégraphe bien connue du Théâtre de la Ville et de développer des relations pour le futur. Lors de la conférence de presse le public m'a interrogé sur la présence de Dusapin et j'ai répondu que l'oeuvre était belle, que les artistes étaient exceptionnels et que le tout n'excédait pas 1h 30. Les médias ont un rôle important à jouer sur de telles propositions.

Ce qui fait la spécificité des grandes salles, est la capacité qu'ont leurs directeurs à inviter le gotha du monde musical. Quels rapports entretenez-vous avec les grands noms qui ont accepté de vous rejoindre?

Cet aspect est essentiel, c'est un de mes credos, car j'ai appris aux côtés de Jeanine Roze que nous devions réaliser un travail de fourmi si nous voulions réussir, n'ayant ni subvention et ne fonctionnant qu'avec les recettes, ce qui nous obligeait à ne verser que des cachets très serrés. Les artistes sont demandeurs, car par nature ils aiment être choyés et cette attitude demande du temps, mais elle procure du plaisir en retour : si je prends l'exemple d'Emmanuelle Haïm a qui j'ai donné sa chance, il faut savoir que je l'ai longtemps suivie en amont car je croyais en elle. J'ai donc entretenu des relations très étroites avec elle, suis allé l'écouter à Londres, ou aux Etats-Unis ; ce fut un vrai compagnonnage. Par rapport aux grandes maisons, nous apportons un plus auxquels les artistes sont sensibles. Lorsqu'ils arrivent au TCE pour six semaines de répétition, ils sont comme à la maison, chouchoutés. Nous assistons aux répétitions quotidiennement, naturellement, organisons des pots auxquels tout le monde est convié. Ce sont des détails mais qui font la différence. Le métier est dur, les artistes sont seuls une fois le spectacle terminé. Certains reviennent car ils ne ressentent cela nulle part. Angelika Kirchschlager veut être réinvitée au TCE car elle aime cette atmosphère, Bartoli aussi, ce qui explique pourquoi elle a accepté de faire un opéra ici en 2013-14. Au TCE ils n'ont jamais la sensation d'être pris pour des numéros, mais de faire partie d'une famille. C'est ainsi que naissent de vraies collaborations ; seules les relations humaines nous enrichissent.

Contrairement à certains de vos collègues, vous appartenez à la catégorie des "hommes de l'ombre" qui cultivent la discrétion ; d'où vous vient ce comportement?

M.F.  : .... Je ne sais pas si j'ai conscience de cultiver l'ombre, car je suis quelqu'un de sociable, qui aime la compagnie des autres. Je connais des gens qui auraient pu me donner des coups de mains, pour faciliter ma nomination, mais je ne me mets jamais en avant. Je ne me cache pas non plus, ce n'est pas dans mon tempérament, mais je n'ai pas envie de braquer les projecteurs sur moi, pour dire : regardez, je suis le plus beau, le plus fort. Pour moi seule l'autorité de la compétence et du résultat compte. Je n'ai pas envie de me mettre en avant plus que nécessaire, mais je souhaite toujours être en mesure d'aller vers les autres. Cette attitude doit venir de mon éducation, de mon milieu social et familial, mais je n'ai jamais eu le sentiment qu'une personne connue, avait plus d'importance qu'une autre. Si je rencontrais Nicolas Sarkozy je me comporterai exactement comme avec vous. Je ne suis pas quelqu'un d'important : ce qui m'intéresse ce sont les rapports humains et les autres pour ce qu'ils sont. Le travail parlera, mais l'image que je projette m'est tout à fait égale.

Le retour au TCE, après dix ans d'absence, des "Concerts du dimanche matin" pour lesquel vous avez longtemps oeuvré aux côtés de Jeanine Roze, constitue le volet pédagogique de l'institution. Qu'allez-vous proposer par ailleurs pour favoriser la transmission musicale aux jeunes, sujet auquel vous devez être sensible?

M.F.  : Il existe d'autres choses même si elles ne sont pas connues du public : ce sont des manifestations qui ont lieu aux horaires scolaires, à destination des enfants de Paris et de la banlieue. Notre activité pédagogique comprend de nombreux spectacles accompagnés de dossiers pédagogiques, mon prédécesseur avait programmé de petits opéras, mais cela reste peu médiatique. Cette année nous aurons Le Carnaval des animaux avec Shirley et Dino, puis François-René Duchâble viendra donner des leçons à de jeunes enfants où il expliquera les mystères du piano. Et le retour des ateliers du dimanche matin me fait un grand plaisir.

Le TCE à la différence de l'ONP, de l'Opéra Comique et du Châtelet est subventionné en totalité par la Caisse des Dépôts et consignations, à hauteur de 7 M€ sur un budget de 19 M€. Peut-on savoir de quelle manière s'exercera son contrôle et si vous serez tenu à respecter un cahier des charges au cours de votre mandat?

M.F.  : La Caisse des Dépôts est un propriétaire, un actionnaire et un mécène formidable. Ces membres ont accepté et là, coup de chapeau à Dominique Meyer, d'augmenter la participation financière et m'ont fait savoir qu'ils souhaitaient davantage d'opéras. J'ai donc 5 nouvelles productions, puis 4 et une reprise. La demande est de construire une programmation d'excellence et de présenter un budget équilibré. Ce sont des gens qui font confiance, des amateurs même s'ils ne sont pas de grands connaisseurs, intéressés par le résultat en termes de qualité et d'image. Lors de la présentation de la saison j'ai obtenu un blanc-seing de leur part.

Quelles armes et quels leviers sont les vôtres pour répondre à la très forte concurrence de l'offre musicale parisienne et qui s'annonce plus rude encore avec la future ouverture de la Philharmonie à la Villette?

M.F.  : Je pense que la qualité fera toujours la différence : par rapport à La Villette nous avons la chance d'être dans le centre de Paris. Lorsque les spectacles sont de qualité les salles sont pleines. Le fait de fidéliser le public en profondeur et sur la durée, ne peut qu'être payant. Je suis convaincu qu'il y a de la place pour tout le monde, il existe des stratégies artistiques différentes, mais la concurrence est stimulante. Chacun doit posséder sa propre identité, imprimer sa marque et le public suivra. Quand on accompagne les premiers pas d'Hélène Grimaud, de Philippe Jaroussky ou d'Alexandre Tharaud, on apprend beaucoup. Il peut nous arriver de miser sur un mauvais cheval, mais si l'on prend le temps, l'artiste et le public se rencontrent. Pleyel n'a pas la même stratégie, les artistes invités font venir le public d'emblée, nous aussi avec Ben Heppner et Cecilia Bartoli, mais nous essayons de faire découvrir de nouveaux talents et de croire en ce que nous faisons. Une Bartoli nous permet de faire de l'argent pour aider d'autres musiciens moins célèbres. Il faut du nez et de la patience, une oreille et des convictions pour faire ce métier. J'ai appris cela avec l'expérience, il faut se poser des questions de temps en temps pour rectifier le tir, mais tout cela me vient de Jeanine Roze, que j'ai connue en 1978. Ce sont aussi des questions de tempérament, car j'aime le travail et les résultats. Cela procure une vraie satisfaction comme avec Grigory Sokolov que l'on m'a poussé à présenter à Paris. J'ai finalement pris le risque d'organiser son premier concert et nous jouons aujourd'hui à guichets fermés.

Propos recueillis par François Lesueur, le 1er septembre 2010

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