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Intégrale de l’œuvre pour orgue de Bach par la classe du Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris à la Philharmonie – La folle aventure – Compte-rendu

 

"Bach Solo" (1) : du 23 au 27 novembre, la Philharmonie de Paris explorait l’œuvre de Johann Sebastian Bach à travers une série de récitals dont le point d’orgue – on ne saurait mieux dire – prit la forme d’une folle et fort audacieuse aventure : l’intégrale, pas moins, de l’œuvre conçue par le Cantor pour l’instrument à tuyaux, répartie sur une seule et même journée, le dimanche 26 novembre. Soit seize heures de musique, de neuf heures du matin jusqu’à une heure du matin suivant …
 
Stimulante continuité
 
Chronologique et reflétant divers aspects et époques de la vie et de l’œuvre de Bach, cette journée ininterrompue, pour un marathon d’une stimulante continuité, s’articulait en dix-neuf concerts prestement enchaînés dont la durée allait de 30, 40 ou 50 minutes jusqu’à 1 h 20 pour l’Orgelbüchlein. (On imagine les difficultés et discussions quant à la répartition des œuvres pour un tel projet !) À la console mobile de l’orgue Rieger : dix étudiants de la classe d’orgue du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris, nés entre 1997 et 2004 mais concertistes d’ores et déjà aguerris, ainsi que leurs professeurs Olivier Latry (photo) et Thomas Ospital, presque tous intervenant à plusieurs reprises.
 

L'orgue Rieger de la Philharmonie © Rieger Orgelbau

Un héros nommé Rieger
 
Il fallait du cran pour commencer (La jeunesse I, II & III), mission dévolue au tonique Axel de Marnhac, à la Sud-Coréenne Songyeon Im et à Mélodie Michel – cette dernière retenant l’attention par une musicalité et une maturité toutes de poésie, l’équilibre entre les pièces et leur souple traduction instrumentale. Où d’emblée le premier héros de l’aventure se révéla être le Rieger, d’une endurance exemplaire, salle et acoustique, gratifiante dans ce répertoire hautement polyphonique, suggérant tour à tour et sans hiatus esthétique une vaste église de Basse-Saxe ou l’intimité boisée d’une église de village en Thuringe, selon les œuvres et leurs timbres.
La moindre registration, grands ensembles ou jeux de détails, donnait le sentiment très physique de sonner à la source, les plans sonores étant « visuellement » identifiables par leur répartition dans le buffet panoramique de dix-huit mètres de largeur, pour ensuite s’épanouir librement dans l’espace, immense mais cohérent : absolues clarté et plénitude. L’orgue idéal pour une telle aventure, dont la riche palette (et le combinateur électronique) permet non seulement de varier à l’infini, chaque interprète ayant manifestement eu carte blanche pour une approche individualisée, et de fait contrastée, mais laissant surtout s’affirmer et respirer la personnalité de chacun par le choix des couleurs, l’ampleur et la gradation de la projection, les proportions. Enchanteur, sans aucune lassitude.
 

Nicola Procaccini © Mirou

Du panache à revendre
 
L’intervention initiale d’Olivier Latry et de Thomas Ospital se fit avec les Partite diverse sur chorals (La vie spirituelle I & II), tous deux d’une chaleureuse clarté, le premier pur serviteur du texte, le second enclin, avec faconde et modération, à orner, jusqu’à d’infimes diminutions – et terminant son récital sur une Passacaille et fugue BWV 582 de haut lignage mettant l’accent sur l’une des constantes de cette journée : une prise de risque vertigineuse, omniprésente chez l’ensemble des intervenants. Axel de Marnhac et le Portugais Afonso Torres se partagèrent ensuite l’évocation du Voyage au Nord I & II, alliant chorals et pages virtuoses – de l’énergie et du panache à revendre, un peu « vite et fort », péché de jeunesse véniel si par la suite une respiration plus consciente parvient à modérer ce penchant (nullement rare).
Weimar : Thibault Fajoles entre art du chant (Aria à la française) et éloquence dramatique (Prélude et fugue en la mineur BWV 543). L’approche instrumentale ne fut pas en reste : dans le diptyque BWV 536 d’un bel équilibre, les yeux fermés et en faisant naturellement abstraction des questions de diapason et de tempérament, on imaginait presque un orgue baroque façon Schnitger, ainsi à l’écoute du consort d’anches polyphoniques de la Fugue. Belle approche du Grave de la Pièce d’orgue BWV 572, sur fonds doux puis crescendo progressif, ou du Lentement final, dont une très souple succession d’échos sur les quatre claviers.
Bach et l’Italie fut l’un des moments les plus radieux de la journée, occasion d’entendre, en toute « logique », l’Italien Nicola Procaccini, « doyen » des étudiants entendus lors de cette intégrale. Né en 1995 et déjà enseignant, également formidable claveciniste – cela s’entend à travers un toucher d’une sensibilité évoquant, de façon prodigieuse dans un tel contexte, la traction franche et directe d’un petit orgue mécanique –, il fit singulièrement chanter la Canzona et les Fugues d’après Corelli et Legrenzi, changeant avec superbe de format pour une Toccata « dorienne » et fugue d’envergure. Un splendide musicien.
 
Ardente prise de risque
 
Le milieu d’après-midi fut consacré à L’art de la transcription I & II. De nouveau Olivier Latry, dans une forme éblouissante. Aux Concertos BWV 595 et 594 étaient associés Trio BWV 585 (équilibre miraculeux des voix du I) et Chorals Schübler (dont le Wachet auf dans la version Isoir, ou inspiré de, avec au terme de chaque intervention de la voix soliste une main gauche, tel un écho subliminal, offrant une subtile et lointaine harmonisation de la mélodie). De nouveau une ardente prise de risque, et plus encore dans le Concerto vivaldien dit « le Grand Mogol », sur un tempo d’enfer mais clarissime, profondément libre et d’une parfaite rigueur rythmique. Il faut beaucoup d’inventivité et de musicalité pour faire réellement quelque chose des longs « épisodes de formules de virtuosité un peu creuses » (Gilles Cantagrel) de l’Allegro final. Ce « Grand Mogol » restera un grand souvenir – accueil triomphal et légitime du public.
Le succès d’Alma Bettencourt, la benjamine avec Mélodie Michel et Edmond Reuzé mais déjà maintes fois entendue en concert, ne fut pas moins vif, dans une même veine virevoltante et virtuose, pur bonheur : Concertos BWV 592, 596 (redoutable mineur) et 593, diptyque BWV 539 (épineuse Fugue transcrite de la Sonate pour violon seul BWV 1001). Il fallait bien que quelqu’un hérite de « la » Toccata et fugue en mineur BWV 565, et ce fut elle !, brillantissime et ovationnée.
 

© Mirou
 
Un exceptionnel succès public
 
Force est de dire que la salle, après tant de splendide effervescence – on se prend alors à désirer un peu de silence, mais le marathon se doit de poursuivre –, perdit momentanément une partie de son auditoire, jusqu’alors considérable : cette intégrale s’affirme indéniablement comme un exceptionnel succès public. Un public tournant, par la force des choses. C’est bien dommage pour le concert qui suivit, Le pédagogue, consacré à l’Orgelbüchlein et réparti entre Edmond Reuzé (beaucoup d’autorité dans la prise de clavier et de lyrisme), Alexis Grizard et David Tabacaru, tous trois superbement à la hauteur du défi que représente un tel cycle, à la fois répétitif (dans la nuance) et infiniment inventif quant aux formes.
 

Thomas Ospital © Chriswhite

Programme de haute virtuosité
 
Pas le temps de souffler et déjà Alexis Grizard se lançait avec panache dans l’un des récitals, Le virtuose : le bien nommé, les plus roboratifs de la journée. Quelques chorals, pour détendre sens et oreilles du public, auraient été les bienvenus dans cette succession de monuments : Toccata, adagio (somptueusement glosé et senti) et fugue en ut majeur, Pedal Excercitium, Fugue « à la gigue », Prélude et fugue en majeur, Sonate en trio n°6 et Toccata et fugue en fa majeur ! Programme de haute virtuosité, démesuré et globalement des plus sonores, une performance impressionnante : si les moyens instrumentaux et musicaux sont considérables, la perception court le risque de s’uniformiser sous ce cumul de défis, l’extrême vivacité et la puissance constante du jeu. Gageure vaillamment tenue et triomphe public, mais ce magnifique musicien aurait offert plus encore dans un programme moins continûment conquérant.

Equilibre et juste respiration
 
Le reste du marathon fut placé sous le signe de Leipzig – La maturité I-V, dont le second récital de Thomas Ospital mêlant précisément œuvres d’apparat et grands chorals, pour un équilibre et une juste respiration qui faisaient donc un peu défaut au programme du Virtuose. Y figurait aussi la Sonate en trio n°1 (Andante sublimement orné), les quatre autres et les Chorals de Leipzig, judicieusement fractionnés, étant répartis sur les concerts suivants : Edmond Reuzé, Nicola Procaccini, Thibault Fajoles et Mélodie Michel. Professeurs et Meisterschüler se retrouvèrent à sept pour couronner cette intégrale du seul grand cycle d’orgue publié du vivant de Bach : la Clavier-Übung III, jusque dans la nuit… Prodigieux défi, prodigieusement assumé, musicalement abouti.
 

Michel Roubinet

 

© Mirou

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