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Festival de Danse de Cannes 2023 – Un tourbillon sur la Croisette – Compte-rendu

 
Bonne étoile pour cette nouvelle édition du Festival, dont Didier Deschamps vient de prendre en mains les destinées. On a pu apprécier l’intensité, la pluralité de son travail lorsqu’il a dirigé le Théâtre National de Chaillot, faisant de l’ancien TNP la première scène dansante de Paris, l’Opéra excepté, mais avec un registre évidemment plus resserré. Danseur, chorégraphe, mais surtout meneur d’hommes et doté d’un flair exceptionnel pour cueillir les émergences essentielles du magma chorégraphique mondial, Deschamps, après avoir dirigé le Ballet de Nancy, prend aujourd’hui la suite de Brigitte Lefèvre qui fut à la tête de ce festival en plein essor.
 
Vivaldi & Guido : la carte baroque
 
Comme à Monaco, le passé dansant de Cannes est riche et le mouvement y est autant roi que l’image mobile que célèbre le cinéma. Ville star donc et surtout, entrée en matière éblouissante avec deux grands d’aujourd’hui, l’Israélienne Sharon Eyal et le Français Thierry Malandain, devenu pièce maîtresse de la création chorégraphie française, depuis son tremplin océanique avec Ballet Biarritz. Comme toujours porté par de grandioses musiques, notamment la Pastorale de Beethoven, l’Oiseau de feu et  le Sacre du Printemps de Stravinski récemment, Malandain joue aujourd’hui la carte de la musique baroque, à la demande du Centre de musique baroque de Versailles pour lequel il a déjà abondamment œuvré. Et avec un double enjeu : associer les plus que populaires Saisons de Vivaldi à celles d’un compositeur franco-italien, Giovanni Guido (1675-1729), lequel eut ses heures de gloire à la cour de France et composa son œuvre à peu près au même moment que Vivaldi.
 

Les Saisons (chor. Thierry Malandain) Hugo Layer © Olivier Houeix
 
Quasi improvisation et terrible symétrie
 
Et, plus encore que ses précédentes créations, ce ballet – car pour une fois on ose employer ce terme – est une merveille, laquelle comme l’indique Malandain, murira encore, car elle a été composée en six semaines, ce qui est bien peu pour une telle pièce. Astucieusement (sur la base de l’enregistrement de Stefan Plewniak à Versailles pour Vivaldi et de Roger Hamilton avec The Band of Instruments pour Guido) les deux œuvres musicales alternent, mettant en opposition, pour le génois Guido, les entrelacs sophistiqués des humains se courtisant, et pour Vivaldi, les souffrances et les élans d’une nature mystérieuse, aussi fragile que violente. Malandain n’étant en rien un créateur doctrinaire, il est parcouru d’impulsions, qui deviennent inspirations face à ses danseurs, lesquels attendent l’étincelle pendant que le chorégraphe, imbibé de musique, laisse peu à peu parler son imaginaire. Le mélange entre cette quasi improvisation et la terrible symétrie, l’emboîtement parfait des ensembles, requérant tout de même une maîtrise des corps et un rapport à la salle qui tient de la plus haute virtuosité.
Contrairement à tant d’autres créateurs du moment, Malandain, bien que profondément en phase sur des sujets contemporains qui lui tiennent à cœur, sait aussi penser le concept de spectacle et construire des séquences aussi importantes à regarder, qu’à ressentir. Ici, ce sont comme des esprits de la forêt, des animaux parfois, bien que rien ne soit véritablement figuratif, qui mènent le jeu, se groupant dans de longues chaînes (figures qui ont été inspirées par la danse basque à Malandain, passionné de folklore, qui lui paraît la base de l’expression dansée) ou se resserrant sur quelques solos – notamment celui d’ Hugo Layer, toujours la danse personnifiée, avec des mouvements dont chacun est juste, limpide, jamais récité, sans parler d’un admirable placé.
 

Les Saisons (chor. Thierry Malandain) © Olivier Houeix
 
Comme un souffle
 
Tout se déroule dans un au-delà de la pensée logique,  avec juste des images portées par le créateur, et qui se communiquent au public librement, chacun les interprétant à sa façon, pour en garder une trace émouvante. Les costumes dessinés par Jorge Gallardo, habituel complice de Malandain, sur fond de feuillages changeants,  sont ici d’une beauté autant que d’une simplicité grisantes, notamment les longs pétales, ou ailes, qu’agitent les danseurs, tandis que de parlantes esquisses de robes à panier et pourpoints baroques viennent accompagner les mouvements  inspirés par la musique de Guido, pour des danses plus humaines, dans lesquelles on apprécie la façon dont Malandain a su retrouver le parfum des moulinets de mains et la souplesse de pieds propres à la danse baroque. Sujet profond que cette plongée un rien shakespearienne (difficile de ne pas penser au Songe d’une Nuit d’été) dans une nature menacée, mais dont le chorégraphe sait qu’il ne lui appartient pas de juger l‘évolution. Il est là pour suggérer, pas pour imposer, et on le remercie de cette poétique démarche, bien plus profonde et fructueuse que les démonstrations besogneuses de ses contemporains.
Ces Saisons, superbement dansées par un Ballet Biarritz en plein essor, particulièrement les garçons, passent comme un souffle, et on en reste à la fois triste tant est forte la mélancolie qu’elles dégagent, et heureux que le mouvement en soit aussi magnifiquement le vecteur. Enfin, de la vraie danse et non de l’agitation, et qui , après cette création mondiale à Cannes, sera idéalement à sa place sur le plateau de l’Opéra Royal de Versailles.
 

Into the Hairy (chor. Sharon Eyal) © Katerina Jebb

 
Ni espoir, ni désespoir
 
La veille, entrée en matière avec Into the Hairy, de l’Israélienne Sharon Eyal, avec son complice Gai Behar. Cette ancienne de la Batsheva Dance Company, qui porte un héritage bien éloigné des problématiques de la danse occidentale, a laissé sa marque dure, austère et puissante sur nombre de créations faites notamment pour le Nederlands Dance Company et le Ballet de l’Opéra de Paris. Ici, un groupe compact de sept danseurs agglutinés, vêtus d’une sorte de résille noire signée de la très médiatique Maria Grazia Chiuri, visages meurtris comme dans la danse japonaise ou même dans l’expressionnisme allemand, piétine, de façon harassante, sans pour autant atteindre à la transe mais au contraire en allant sur un repli sur soi. La technique est d’un raffinement exceptionnel, l’ambiance oppressante, et les battements de la musique minimaliste de Lewis Robert cognent de façon obsessionnelle. Ni espoir, ni désespoir, juste un volcan qui n’explose jamais. On a connu des pièces plus frappantes de la chorégraphe mais on est tout de même sous son emprise, et sa petite compagnie L.E.V., installée en France, semble habitée par un vrai souffle.
 
La vie en dansant
 
Entrée en matière donc pour le festival, où vont défiler de multiples représentants des courants gestuels du moment, dont le point commun est la grande qualité de leurs prestations : le Grand  Ballet de Genève, Michel Kelemenis et Trisha Brown, pour les maîtres, après une rencontre inhabituelle avec les traditions des sàmi, revisitées par la Compagnie Nationale de Danse Contemporaine de Norvège. En regard, des compagnies naissantes, des pulsions inhabituelles et à découvrir, tout un monde en mouvement dont la substantifique moelle apparaîtra dans une brillante idée : celle de la création d’un mini festival de films de danse, Mov’inCannes, avec 18 courts métrages projetés. Festival pléthorique, donc, où vingt sept compagnies auront pu s’exprimer sur la tribune cannoise, telle une tour de Babel, mais avec une foi commune, la vie en dansant, que vante le maire de Cannes, David Lisnard, dont on découvre avec plaisir que la mère fut danseuse. Heureux auspices…
 
Jacqueline Thuilleux
 

Palais des Festivals, les 24 et 25 novembre 2023. Représentations à Cannes et dans la région  jusqu’au 10 décembre 2023. www.festivaldedanse-cannes.com
Ballet de Biarritz, Les Saisons de Thierry Malandain, Opéra royal de Versailles, les 14, 15, 16 et 17 décembre 2023. www.chateauversailles-spectacles.fr

 
 
Photo : (Les Saisons ; chor. Thierry Malandain) © Olivier Houeix

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