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Eugène Onéguine au Théâtre des Champs-Elysées - Chacun son métier, et les chaises seront bien rangées – Compte-rendu

 

Cela commence par une image dont on cherche le symbolisme : devant le mur de fond de la cage de scène, des livres gisent épars sur un gazon vert, Tatiana s’y promène, un roman à la main, mais quatre « nettoyeurs » viennent ramasser les livres dans des sacs-poubelle. La suite de cette nouvelle production d’Eugène Onéguine montée par Stéphane Braunschweig sera visuellement assez carsénienne, par le dépouillement général du plateau, peuplé d’une armée de chaises que le chœur apporte puis met en ordre, par son immense intérieur blanc à moulures, qui restera en place du troisième tableau jusqu’à la fin de l’opéra. Carsénienne peut-être aussi, cette idée curieuse de faire du palais de Grémine une sorte de tripot échangiste.
 

© Vincent Pontet

Plus propre à Braunschweig, qui signe aussi la scénographie, cette chambre de Tatiana qui surgit du sol, boîte à l’intérieur de la boîte, gadget un peu lourd qu’il faudra bien réutiliser après la scène de la lettre, de manière totalement gratuite pendant l’air de Lenski, puis avec un peu plus de sens au début de la dernière scène. Spectacle globalement sobre, qui n’apporte pas grand-chose à une œuvre que l’on a décidément beaucoup vue à Paris depuis trois décennies, entre Bastille (version Willy Decker présentée six fois entre 1995 et 2017), Garnier (Tcherniakov en 2008), Châtelet (Adolf Dresen en 1992, Caurier-Leiser en 2003) et TCE (Nikolaus Lehnhoff en 1998). Aucune référence à la Russie, cette fois, ce qui nous épargne l’habituel kazatchok du premier tableau, mais des costumes divisés en trois groupes anachroniques : le monde balzacien du début, avec costumes historiques renvoyant aux années 1830-40 ; les deux dernières scènes situées au moins un siècle plus tard ; et les paysans tout de blanc vêtus, tous en pantalon, avec béret basque pour les messieurs – un bravo au passage pour l’impeccable Chœur de l’Opéra de Bordeaux (préparé par Salvatore Caputo).
 

© Vincent Pontet

Pourtant, ce que l’on attendait surtout, c’était la distribution très largement francophone (malgré la défection de Vannina Santoni pour cause d’heureux événement), chose que l’on avait plus vue à Paris depuis les représentations données à partir de 1955 à l’Opéra-Comique. Et c’est avec un cocorico franc et massif que l’on saluera cette production. Le rôle-titre semble avoir été écrit pour Jean-Sébastien Bou, qui impose d’emblée un Onéguine désinvolte et revenu de tout. Jean-François Borras est un magnifique Lenski, prodigue de nuances et parfaitement à l’aise dans la langue russe. Jean Teitgen, enfin, complète ce trio masculin avec un Grémine tout aussi superbe.
Si Mireille Delunsch peine à se faire entendre en Larina, Delphine Haidan trouve en Filipievna un emploi qui lui convient infiniment mieux qu’Anna des Troyens en août dernier à la Côte-Saint-André. Même si on lui fait chanter un couplet en français et l’autre en russe, pourquoi être allé chercher le nasillard Marcel Beekman pour incarner Monsieur Triquet ? Quant aux deux principaux rôles féminins, Alissa Kolosova était dès le départ annoncée en Olga, personnage qu’elle a souvent interprété et auquel elle prête les fort belles couleurs d’une voix franche et assurée. Gelena Gaskarova, appelée à remplacer Vannina Santoni, ne se situe hélas pas tout à fait au même niveau d’excellence, non pour des raisons strictement vocales, mais parce que sa Tatiana réservée est vraiment trop peu démonstrative – elle semble elle-même étonnée de faire tomber Onéguine à terre dans la dernière scène – et trop peu métamorphosée par son mariage au prince Grémine.
 

© Vincent Pontet

Dans la fosse, Karina Canellakis s’en tient à une lecture froidement analytique qui ne nous raconte rien, où la lettre de la partition est respectée par l’Orchestre national de France mais où l’esprit fait cruellement défaut. Il est certes dangereux de tirer Tchaïkovski vers la sensiblerie, mais il n’est guère meilleur de lui retirer tout sentiment. Alors que tout les oppose par ailleurs, cette lecture a un point en commun avec la magnifique interprétation que proposait il y a quelques semaines Speranza Scappucci à Liège : le sixième tableau est privé de son Ecossaise conclusive, certes ajoutée par le compositeur dans un second temps, mais qui aurait peut-être évité à Jean-Sébastien Bou de devoir se transformer en derviche tourneur pour sortir de scène.

Laurent Bury

Tchaïkovski : Eugène Onéguine – Paris, Théâtre des Champs-Elysées, 10 novembre 2021 ; prochaines représentations les 13, 15, 17 & 19 novembre 2021 / www.theatrechampselysees.fr/saison/opera-mis-en-scene/eugene-oneguine
 
© Vincent Pontet
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