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Double Vision par Carolyn Carlson au Théâtre national de Chaillot - Arrêt sur image - Compte rendu

Plus de quarante années qu’elle est arrivée comme un sémaphore au milieu des postures de l’Opéra de Paris. Et qu’elle plane comme une icône sur la danse occidentale. Passionnée de vidéo et de spectacles lumineux, elle a très vite obliqué du simple mouvement vers une sorte d’immersion dans les couleurs et les formes mobiles, travaillant avec les plasticiens les plus pointus, et créant notamment pour le Ballet de l’Opéra une manière de chef-d’œuvre, Signes, en 1997.  Fille du Nord finlandais mais née en Californie, elle recueillait le fruit des recherches des maîtres américains et c’est d’abord avec la troupe d’Alwin Nikolaïs, dont elle fut la vedette, qu’elle fit irruption dans le ciel français. Et y est restée, sorte de phénomène d’énergie quasi cinétique, donnant toujours l’impression d’une immobilité même au sein des mouvements les plus précipités, les plus saccadés. D’autres modes sont passées, elle demeure, car en fait, elle n’est qu’elle, et sans doute ne laissera-t-elle de souvenir que celui de son immense silhouette en perpetuum mobile, sans s’ouvrir à une succession éventuelle.
 
En fait, cette plasticienne du corps n’a jamais cessé de s’interroger sur les rapports du geste et de l’image projetée, et sa carrière n’a pas faibli, multipliant les résidences à Venise, Helsinki ou à Roubaix, dont elle dirigea le Centre Chorégraphique jusqu’en 2013. Depuis, Chaillot l’accueille avec sa petite compagnie et lui offre cette saison plus d’un mois de mise en valeur avec quatre spectacles, pour lesquels elle joint ses danseurs à ceux de l’Opéra de Bordeaux et collabore avec des vidéastes tels Electronic Shadow et Yacine Aït Kaci. Pour le solo intitulé Double Vision, c’est elle seule qui est en piste et on mesure le puissant narcissisme de cette grande dame qui continue de planer sur son œuvre : la pièce, en fait, date d’il y a une dizaine d’années mais il est surprenant de la voir la reprendre et l’interpréter à ce jour, alors qu’elle est plus que septuagénaire.

© electronic-shadow
 
Heureusement l’âge n’a - presque - pas voulu de Dame Carlson, qui, haute et droite, continue d’onduler comme elle l’a toujours fait, immense silhouette empaquetée dans une avalanche de tissus qui se font ici terre, ciel, mer et dont elle ne peut se libérer. Le tout sur la musique répétitive de Nicolas de Zorzi, qui travaille avec elle depuis 2003 et introduit une sorte de piétinement obsessionnel, tandis que se déploient des images magnifiques, aux couleurs chatoyantes, qui intègrent la danseuse comme une sorte d’esprit de la nature, proche de certaines images de BD japonaises. Tout son art est d’ailleurs de plus apparenté à l’esthétique du ballet nippon contemporain ou même taïwanais, avec cette lenteur qui imprègne ses torsions de buste, alors qu’elle bat des bras, inlassablement. Les jambes ont apparemment disparu, tandis qu’elle se noie dans une sorte d’autocontemplation, portée par des éléments inventés ou totalement refermée. Tel est le mystère Carlson, éolienne qui ne produit de vent que pour elle-même.
 
La deuxième partie se fait plus moderne, car tel un fantôme des villes, la danseuse et son double très fugace encagoulés tous deux dans un long collant noir, glissent et ondulent au gré des lumières qui sur les façades et les portes, les renvoient de l’un à l’autre. L’angoisse monte, l’ennui aussi, car ce jeu de reflets n’ouvre que sur un puissant narcissisme, flagrant même sous le masque qui brouille l’identité. Envol ou rétrécissement, la question n’est pas réglée durant l’heure que dure le solo. On verra mieux son action sur les autres avec Pneuma, conçu pour les danseurs du Ballet de l’Opéra de Bordeaux, porté par la « philosophie dynamique » de Gaston Bachelard. Vaste programme ! Mais Carolyn Carlson n’a peur de rien.

Jacqueline Thuilleux

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Double Vision - Paris, Théâtre National de Chaillot, 10  février 2016.
Pneuma (avec le Ballet de l’Opéra de Bordeaux), les 17, 18, 19, 20 février 2016 -  theatre-chaillot.fr/danse/pneuma

Photo © electronic-shadow

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