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Dossier Gluck – Gluck vu de France

 2014 est une autre année de célébration d’un compositeur lyrique baroque : Christoph Willibald Gluck, né il y a exactement trois cents ans (le 2 juillet 1714). Une célébration qui cependant, à côté de celle de Rameau, se fait discrète. Hormis la reprise récente d’Orphée dans la conception de Pina Bausch au Palais Garnier, peu de manifestations ou d’exécutions sont venues en France rappeler cet anniversaire. À l’extérieur du pays, toutefois, l’événement est davantage souligné. Mais sans excès, s’agissant d’un musicien dont les opéras sont régulièrement présents sur scène, que ce soit en Allemagne, en Italie, en Grande-Bretagne ou aux Pays-Bas. Beaucoup plus que dans l’Hexagone. Comme si une ligne de partage s’était instaurée : Rameau, musicien français joué préférentiellement en France, et Gluck, musicien international interprété partout de par le monde, mais parcimonieusement dans le pays qui avait de son vivant consacré sa gloire.  
 Une sorte de malentendu semble ainsi devoir perdurer. Puisque Gluck serait, tout autant que Rameau, un maillon capital dans l’évolution et l’Histoire de l’art lyrique français. Reprenons les pièces du dossier.
 
GOSSEC, MÉHUL ET CHERUBINI
Il y a d’abord la vie itinérante de notre musicien, que l’on a parfois un peu vite et abusivement qualifié de « compositeur allemand » ; qui le voit naître en Franconie, mais s’établir tout enfant (à 3 ans) avec sa famille en Bohème (d’où proviennent ses ascendants et son patronyme), puis adulte propager son art en Italie, à Vienne et enfin à Paris. Un cosmopolite de la musique, comme le veut le XVIIIe siècle. Mais c’est à Paris qu’il doit l’essentiel de sa réputation, y mettant en pratique sa « réforme », donnant une nouvelle orientation à la « tragédie lyrique française » voire à des opéras-comiques du cru. Les fruits en sont immédiatement récoltés par les musiciens français qui suivront : Gossec, Méhul, mais aussi ces compositeurs d’opéras pour Paris que furent Salieri, Spontini et Cherubini. Autant d’auteurs lyriques dont les œuvres doivent à la muse épique, sinon antique, initiée par la réforme gluckiste.
 
Et c’est sous ce beau parrainage que les opéras de Gluck se maintiennent aux programmes parisiens jusqu’aux années 1830 – alors qu’ils ne sont guère à l’affiche à la même époque en Allemagne ou en Italie. Donc, Gluck musicien célébré et reconnu, et ayant fait souche de son art, dans le pays où il avait connu l’apogée de sa carrière.
 
Mais ne voilà-il pas que, par la suite, l’engouement du public parisien pour Rossini, Bellini, Donizetti – « querelle des gluckiste et des piccinistes » avec un temps de retard – puis pour Meyerbeer, relègue Gluck dans les limbes. Il n’est plus qu’une vieille perruque, dont le répertoire passé de mode devient seulement objet de parodies : en 1858, Orphée aux Enfers d’Offenbach ne désemplit pas aux Bouffes-Parisiens.
 

Hector Berlioz

Hector Berlioz © DR
 
LE RÔLE DE BERLIOZ
C’est alors que Berlioz s’attaque au projet de redonner vie aux opéras de Gluck. Au moment où sa carrière touche à sa fin, il révise ainsi trois opéras, dans un souci de réhabilitation et de transmission, mais aussi pour répondre à des préoccupations concrètes liées à des représentations. On sait que son amour pour la musique du Chevalier remonte à ses débuts parisiens, quand une exécution d’Iphigénie en Tauride décide de sa vocation définitive de compositeur. Et Gluck restera parmi ses maîtres revendiqués, en compagnie de Beethoven et de Weber – quand bien même il émettra des réserves sur ladite « réforme gluckiste » (1).
 
En 1859, dans l’attente de voir représenter ses Troyens à peine achevés, Berlioz suscite, avec la complicité de la cantatrice Pauline Viardot, diva alors au zénith, l’initiative de monter Orphée et Eurydice au Théâtre-Lyrique. Et c’est pour sa voix de contralto qu’il revient à la version de Vienne (Orfeo ed Euridice, 1762, où le rôle d’Orphée est chanté par un castrat alto), oubliée depuis le temps où Gluck avait adapté son opéra en français, en 1774, pour Paris et un ténor. De fait, il s’essaye à rassembler le meilleur des deux versions, polissant les raccords, modifiant le livret en conséquence, tâchant de supprimer les ajouts anonymes et les erreurs de copie qui avaient fini par défigurer l'ouvrage au fil du temps ; mais y portant aussi sa griffe, et les traits inhérents aux désirs de Viardot et aux impératifs du théâtre. Singulièrement, c’est à cette refonte que l’opéra dut sa postérité ; au point qu’il s’est ainsi longtemps perpétué, jusqu’aux années 1960, le plus souvent sur un livret italien traduit du français et sans mention de l’auteur des remaniements.
 
Les représentations connaissent un succès retentissant : jusqu’en 1863, l’opéra revient cent trente-huit fois à l’affiche. À la suite de cet accueil favorable, Alceste est à son tour programmé, en 1861, à l’Opéra cette fois, avec les mêmes maîtres d’œuvre. Hors l’introduction de certaines retouches, le résultat combine aussi deux versions laissées par Gluck (Vienne 1767 et Paris 1776). La production est reprise en 1866. Cette même année, le Théâtre-Lyrique demande à Berlioz de « présider aux études » d’Armide. Comme pour Alceste, Saint-Saëns est là : « Un grand pianiste, un grand musicien qui connaît son Gluck presque comme moi. Ce matin, à l’acte de la Haine, Saint-Saëns et moi nous nous sommes serré la main... nous étouffions. Jamais un homme n’a trouvé des accents pareils. » Mais après deux mois, les « études » sont interrompues à la demande du théâtre (2).
 

Camille Saint Saens

Camille Saint-Saëns © DR
 
SAINT-SAËNS ET AUTRES SUIVEURS
Saint-Saëns était donc l’héritier désigné pour prendre le relai de la réhabilitation. Après la disparition de Berlioz, il entreprend de faire éditer de 1875 à 1902 les partitions de Gluck : Armide, les deux Iphigénie (en Aulide et en Tauride), Alceste, Orphée, Echo et Narcisse. Il dirige triomphalement Armide aux arènes de Béziers, tout en réalisant des transcriptions de pages, comme le Menuet d’Orphée et le ballet d’Alceste. Une sorte de renaissance, amorcée par Berlioz et concrétisée par Saint-Saëns. Mais ce dernier est aidé dans son entreprise par l’éditrice et mécène Fanny Pelletan (qui s’était entichée de Gluck), le compositeur et chef d’orchestre Berthold Damcke et, le plus notable d’entre eux, Julien Tiersot. Celui-ci a laissé un nom dans la musicologie, précurseur de l’ethnomusicologie, auteur de nombreuses études, entre autres l’une des premières biographies de Gluck, mais aussi compositeur dans un style spécifique : à partir d’inspirations puisées aux sources du folklore. Dans la foulée, l’Opéra de Paris, l’Opéra-Comique ainsi que d’autres théâtres parisiens affichent les piliers gluckistes : Orphée, Alceste, Armide, Iphigénie en Tauride...
 

Henri Rabaud

Henri Rabaud © DR
 
Tout un courant favorable à Gluck se dessine alors chez les musiciens français de la fin du XIXe siècle. Il n’est que de mentionner Henri Rabaud, l’auteur de Mârouf (ressuscité l’an passé à l’Opéra-Comique), qui en en 1893, âgé de 19 ans, se targue de l’héritage de quatre compositeurs : « Mozart, Gluck, Beethoven, Méhul. Gluck avant Beethoven ! » Et cela au plus fort de la vague wagnérienne française (il est vrai, souvent littéraire). Rabaud, au reste, ne vacille pas à dresser Joseph de Méhul (disciple de Gluck) contre Lohengrin. Chez Gluck, il loue le sens tragique, la clarté de la forme, le dessin des phrases et la largeur de la déclamation. Tout comme Berlioz. On trouverait peut-être la trace chez Rabaud compositeur dans son Poème lyrique sur le livre de Job, qui reprend le modèle du récitatif gluckiste (selon Michel Rabaud, le petit-fils d’Henri, qui a recueilli la correspondance de son aïeul).
 

Claude Debussy

Claude Debussy @ DR
 
L’IRE DE DEBUSSY
Mais ce bel élan gluckiste devait être brisé net. Par Debussy. On sait son fameux cri : « Vive Rameau ! à bas Gluck ! », lancé lors d’un concert à Paris et qui fit quelque bruit. Il fut aussitôt suivi, depuis les tribunes du journal Gil Blas, de la diatribe tout aussi célèbre : « Lettre ouverte à M. le chevalier Gluck », du 23 février 1903. « En sommes, vous fûtes un musicien de cour… Votre musique garde de ces hautes fréquentations une allure presque uniformément pompeuse : si l’on y aime, c’est avec une majestueuse décence, et la souffrance même y exécute de préalables révérences. »  Erreur manifeste ou malintentionnée de jugement, que Saint-Saëns – pourtant admirateur de Rameau, dont il va bientôt pareillement présider à de nouvelles partitions éditées – s’empresse de rectifier, en rétorquant dans un autre organe de presse : « Gluck n’est ni large, ni pompeux, ni solennel, Gluck c’est la vie, c’est la passion, c’est le sentiment dramatique dans ce qu’il y a de plus intense. » Mais le mal était fait. Il est vrai que les regains nationalistes, entre les guerres de 1870 et de 1914, et les mauvais relents idéologiques, après l’Affaire Dreyfus, devaient prévaloir chez « Claude de France » comme chez d’autres : l’artiste éminemment français (Rameau) contre le métèque venu d’Allemagne (Gluck) ! D’après un observateur de l’époque, Jean Chantavoine, « les gluckistes seraient dreyfusards, et les ramistes antidreyfusards ». L’air du temps en quelque sorte…
 
RENOUVEAU ACTUEL
C’est ainsi que Gluck devait connaître en France un autre purgatoire, avec le seul Orphée (version Berlioz) représenté de loin en loin. Éclipse qui ne cessera qu’avec l’irruption des interprètes baroqueux, à partir des années 70 : les Jacobs, Kuijken, Harnoncourt, Gardiner, Minkowski… Et c’est ainsi que cette nouvelle renaissance, que l’on peut croire imparable et définitive, prend un caractère universel, où la France ne figure plus que pour portion congrue. Peut-être faut-il se réjouir de cette universalité, qui rend le meilleur hommage au génie du musicien, tout en déplorant le peu d’écho qu’elle suscite dans le pays même qui l’a vu éclore…
 
Pierre-René Serna

1)Voir notre dossier Rameau au miroir de Berlioz : www.concertclassic.com/article/rameau-au-miroir-de-berlioz 
2)Voir notre ouvrage Berlioz de B à Z (Van de Velde).

 
À écouter :
 
Orfeo ed Euridice : Freiburger Barockorchester, dir. René Jacobs (Harmonia Mundi).
 
Orphée et Eurydice (version Berlioz) : Orchestre de l’Opéra de Lyon, dir. John Eliot Gardiner (EMI).
 
Iphigénie en Tauride : Les Musiciens du Louvre, dir. Marc Minkowski (DG).
 
Alceste : English Baroque Soloists, dir. John Eliot Gardiner (Philips).
 
Armide : Les Musiciens du Louvre, dir. Marc Minkowski (DG).

A LIRE AUSSI : "Gluck et l'opéra métastasien" par Olivier Rouvière - Episode I : www.concertclassic.com/article/dossier-gluck-gluck-et-lopera-metastasien-episode-1-des-debuts-la-clemenza-di-tito Episode 2 :  www.concertclassic.com/article/dossier-gluck-gluck-et-lopera-metastasien-episode-2-des-cinesi-au-parnaso-confuso

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