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DOSSIER RAMEAU - RAMEAU AU MIROIR DE BERLIOZ

L’année Rameau, pour marquer les deux cent cinquante ans de la disparition du compositeur, s’élance avec un certain faste : une saison entière au Centre de musique baroque de Versailles, avec en particulier l’intégrale de la musique de chambre, la production très attendue de Platée à l’Opéra-Comique, Castor et Pollux à Besançon, Paris et Bordeaux, mais aussi un “ Focus Rameau ” au Concertgebouw de Bruges, ou Les Indes galantes au Barbican Center de Londres… Une célébration qui dépasse les frontières, puisque Jean-Philippe Rameau est un musicien de stature universelle (n’en déplaise à Debussy).
Autre musicien universel, né lui aussi dans ce doux pays de France, Berlioz. Si un siècle sépare les deux compositeurs, tout les rapproche. Pourtant, la “ filiation Rameau-Berlioz ” (pour reprendre l’intitulé d’un article de John Eliot Gardiner, paru en 2003 dans le Cahier de l’Herne Berlioz) n’est pas si souvent mise en avant. La tentation est donc d’autant plus forte de présenter, enfin, Rameau sous l’éclairage inédit de celui qui fut son dernier grand successeur.
Cette affirmation tranchée peut toutefois paraître surprenante, sinon paradoxale, quand on sait combien l’intéressé lui-même se revendiquait plutôt, et avant tout, d’un autre compositeur du XVIIIe siècle français : Gluck. Alors Berlioz héritier de Rameau à son corps défendant, “ à l’insu de son plein gré ” ? Ce n’est pas si simple, ni aussi réducteur…
 
SOUS LES AUSPICES DE RAMEAU
Car étrangement le nom de Rameau ponctue régulièrement la vie, la carrière et les aspirations de celui qui n’hésite pas à déclarer : “ Je suis un classique ”, au rebours de l’étiquette “ romantique ” qui lui a été accolée post-mortem. Et d’ajouter : “ Romantique ? je ne sais pas ce que cela signifie ”, dans ce même courrier à un correspondant qui sollicitait son opinion sur l’éternelle et vaine question du romantisme et du classicisme.
Il y a d’abord l’enfance, dans le bourg natal de La Côte-Saint-André, quand le petit Hector vit ses premières émotions musicales et se plonge aussitôt goulûment dans tout ce qui traite du sujet : dont les traités d’harmonie de Catel… et de Rameau, que l’apprenti et fervent élève de professeurs particuliers de solfège et de pratique instrumentale avoue peu saisir, malgré “ des nuits à les lire ”. Puis il y a l’arrivée à Paris, la découverte des concerts, des opéras de Gluck (disciple direct de Rameau, qui n’est, lui et pour sa part, plus joué en ce Paris des années 1820), la fréquentation assidue de la bibliothèque du Conservatoire (où figurent, entre autres, les ouvrages théoriques et partitions de Rameau), qui décident de sa vocation définitive : compositeur. Viennent ensuite les leçons de Lesueur, son “ système emprunté à Rameau, une sorte de religion à laquelle chacun devait se soumettre aveuglément, [dont] je finis même par avoir une foi sincère. ” Et c’est le musicien établi, au début des années 1840, qui assiste lors de concerts – est-ce un hasard ? – au chœur “ Forêt paisible ” des Indes galantes et au “ Trio des Parques ” (“ fragment plus curieux encore que celui des Indes galantes ”) d’Hippolyte et Aricie. Ce trio qui reviendra, quelque vingt après, comme en aparté complice, au cœur des Mémoires du compositeur.
 
UNE SÉRIE DE QUATRE ARTICLES
Est-ce la suite de ces différentes approches et expériences ?… Toujours est-il, quand nulle actualité ne le réclame et que les œuvres de Rameau ne figurent à aucun programme, que le chroniqueur Berlioz décide de consacrer pas moins de quatre articles, en août et septembre 1842 dans la Revue et Gazette musicale, à Jean-Philippe Rameau. Les deux premiers portent sur les écrits du théoricien, qu’il malmène quelque peu à l’appui d’un vocabulaire très technique (que ne devait guère entendre le lecteur moyen de ladite Revue), tout en saluant “ le premier compositeur français qui mérita le nom de maître ”. Les deux seconds font une revue de détail, “ assez intempestive ” reconnaît l’auteur, de Castor et Pollux. Il faut savoir que cet opéra était alors totalement oublié, et que l’on ne voit pas de motivation autre que l’intérêt pour son compositeur, qui ait pu guider Berlioz dans cette élection et cette étude – à partir de la seule lecture d’une partition qui n’était plus jouée (depuis 1784, dernière reprise parisienne).
On ne sait, au demeurant, de quelle partition il s’agit. Bien que l’on puisse tabler sur une édition rescapée du XVIIIe siècle, de la version de 1737 (plutôt que de la révision de 1754, d’après les références citées), et peu nécessairement rigoureuse, enfouie dans le fonds poussiéreux de la bibliothèque du Conservatoire (dont Berlioz est le bibliothécaire). De là les incertitudes et quelques jugements raides ou rapides, dont témoigne le commentaire de Berlioz. En dépit de cela, “ on ne peut que saluer la précision et la justesse de l’analyse ”, comme le souligne Catherine Massip. Retenons les louanges, prononcées et signifiées. Entre autres : “ le chœur ‘Que tout gémisse’, d’une belle couleur, qui contient des successions harmoniques d’un excellent effet, dont l’accent douloureux et lamentable est on ne peut mieux motivé ” ; “ dans le rôle de Pollux, un récitatif lent, mesuré, plein d’expression et de noblesse, la prière à Jupiter ‘Ma voix, puissant maître du monde’ ” ; “ beaucoup de mouvement et de richesse harmonique dans le morceau d’ensemble avec chœur ‘Sortez, sortez d’esclavage’, et plus encore dans le chœur ‘Brisons tous nos fers’ ”. Et enfin, et surtout, cette appréciation : “ Gluck lui-même a très peu de pages supérieures à l’air célèbre de Thélaïre ‘Triste apprêts’. Ici l’harmonie, la mélodie, le rythme et l’expression concourent également à émouvoir l’auditeur. Chaque note a son importance, parce que chaque note est précisément celle que l’expression demande ; et l’explosion finale ‘Non, je ne veux plus que vos clartés funèbres’, est préparée de loin avec une égale habileté. Quoi de plus douloureusement noble ensuite que la phrase ‘Toi qui vois mon cœur éperdu’. Et le retour du thème, et son mouvement plagal du la sur le mi tonique, bien que la, quinte diminuée de l’accord, dût descendre diatoniquement sur le sol ; et cette basse aussi lugubre dans sa morne immobilité que dans sa lente progression descendante ! Tout concourt à faire de cet air une des plus sublimes conceptions de la musique dramatique. ” 
Ce dernier passage vaudra un hommage particulier de Cuthbert Girdlestone, le grand biographe de Rameau, qui, comme tout musicographe britannique, se devait de ne pas ignorer Berlioz : “ un grand éloge de la part d’un admirateur aussi ardent de Gluck ”.
 
QUERELLE TARDIVE DES BOUFFONS
Il y aurait aussi la fameuse “ Querelle des bouffons ”, à laquelle Berlioz prend part, en retard d’une époque et presque incongrûment, sans trop que personne ne lui demande et alors qu’elle n’était plus guère de saison au milieu du XIXe siècle : contre Rousseau et en faveur de Rameau ! “ Il semble, à en juger par ce qu’ont dit d’elle Jean-Jacques Rousseau et Diderot, que cette cantatrice italienne ait été une gracieuse et simple fille, qu’à l’entendre dans ces petits opéras vagissants qu’on appelait alors opere buffe, les hommes d’esprit de ce temps-là s’imaginaient déguster d’excellente musique. Ô philosophes ! prodigieux bouffons ! Mais ne rappelons, à propos de la Tonelli [la cantatrice précitée, célèbre au XVIIIe siècle], que l’enthousiasme excité sous son règne par les bouffons italiens. À lire le récit des extases de leurs partisans, à voir la rudesse avec laquelle ces connaisseurs traitent un grand maître français, Rameau, ne dirait-on pas que les œuvres des compositeurs italiens de ce temps-là débordaient de sève. Non… jamais… ” (Journal des Débats, 6 avril 1853)
“ Pauvre Rousseau, qui attachait autant d’importance à sa partition du Devin du village, lui qui croyait fermement avoir écrasé Rameau tout entier, voire le Trio des Parques [d’Hippolyte et Aricie], avec les petites chansons, les petits flonflons, les petits rondeaux, les petits solos, les petites drôleries de toutes espèces dont se compose son petit intermède ! ” (Mémoires)
 
RAMEAU À TRAVERS LES TROYENS
Mais tout cela ne serait rien, si de surcroît la trace de Rameau ne transparaissait également dans l’œuvre et la musique de l’auteur des Troyens. Et surtout dans ce dernier ouvrage, sommet et testament artistique de Berlioz. “ Il s’agit d’une véritable tragédie lyrique composée alors que ce style avait passé de mode depuis bien longtemps ”, selon le jugement clairvoyant de Denis Arnold, l’un des premiers observateurs qui ait perçu la véritable filiation de l’opéra. À la tragédie lyrique française, de Lully à Rameau et Gluck, tout rattache Les Troyens : le sujet mythologique (si peu dans les goûts du XIXe siècle), la langue et l’élévation classiques du livret (dans une lettre, le librettiste Berlioz s’honore d’une comparaison faite avec “ l’Armide de Quinaut ”, l’archétype des livrets de Lully), mais aussi le découpage (par numéros intercalés de pantomimes et ballets) et, ce qui n’est pas le moins, la musique où les emprunts à la facture baroque abondent. Il y a aussi la structure : les cinq actes immuables de la tragédie lyrique ; pourvus d’un prologue et d’un épilogue allégoriques, comme chez Rameau cette fois, et non plus chez Gluck. C’est strictement celle des Troyens, y compris pour l’épilogue – qui figure dans la version originale – et même le prologue, qui se retrouve dans Les Troyens à Carthage, avec un Rapsode déclamant, sorti tout droit de la tragédie lyrique. Les Troyens se posent comme l’ultime représentant de cette tradition sublimée.
 
RAMEAU CONTRE GLUCK
Mais, dira-t-on, on pourrait tout autant penser sur ce plan à Gluck. Si ce n’est que, inconsciemment ou sciemment, Les Troyens versent davantage du côté de Rameau. On sait, ou on ne sait pas, que Berlioz reprochait à Gluck “ sa théorie impie ”, celle de “ vouloir réduire la musique à des accents expressifs ”. Ce que Les Troyens corroborent : la musique, y compris dans le chant, domine, “ libre et fière, souveraine et conquérante ” ; l’action lui est soumise, éclipsée ou reléguée hors des actes. Les “ accents expressifs ” ne valent que traduits musicalement et mélodiquement. Le contraire de la réforme de Gluck en quelque sorte, et pareillement du récitatif omniprésent chez Lully.
Gardiner est dans le vrai, laissons-lui la parole. “ La véritable filiation des Troyens est à rechercher du côté de Rameau. Hippolyte et Aricie et Les Boréades paraissent vraiment comme des proches parents des Troyens, davantage qu’Alceste de Gluck. Le Trio des Parques dans Hippolyte, une merveille injouable par les musiciens de l’époque Rameau, est irrésistiblement frère des épisodes de la fin des Troyens : la cérémonie funèbre quand Anna et Narbal chantent ‘Dieu de l’oubli, dieux du Ténare’. Mais les racines de Rameau me semblent encore plus fortes, et dans maints moments de l’opéra. J’ai dans ma distribution Laurent Naouri qui a chanté Thésée, et Mark Padmore qui a chanté Hippolyte : tous deux ont eu au long de la découverte de la partition la même réaction : ‘Mais c’est du Rameau !’ L’œuvre n’hérite de Rameau pas seulement par sa musique, mais aussi par sa forme : le placement intelligent et toujours pour des raisons dramatiques des divertissements, beaucoup plus que ne le font Lully ou Gluck. Je suis intimement convaincu que Berlioz a dû connaître Hippolyte ” (entretien, recueilli par l’auteur de ces lignes, pour le programme des Troyens au Châtelet en 2003). Effectivement, on peut légitimement supposer qu’il avait pu se pencher sur d’autres partitions de Rameau, à côté de Castor, et très probablement Hippolyte, incité par ce Trio des Parques qu’il mentionne avec trop d’insistance.
Il est intéressant aussi de noter combien Les Troyens, dans leur ressourcement ramiste, s’inscrivent hors du temps ; s’opposent à leur époque, celle du Grand Opéra historique à la française ; comme aux temps à venir : ceux des drames et opéras dépourvus de découpe, à l’arioso ininterrompu et omnipotent. Debussy lui-même, qui se targuait ostensiblement de Rameau, ne peut être tenu pour un réel suiveur dans son Pelléas, sa mélodie dissoute dans une déclamation continue.
Mais se rencontrerait tout autant, au détour de l’esthétique et d’autres pages de Berlioz, l’aile tutélaire de Rameau ; comme dans l’individualité des timbres de l’orchestre, ou les déhanchements rythmiques (à l’opposé de la manière carrée, de la mesure régulière d’un Gluck) ; ou comme dans Béatrice et Bénédict, geste ironique lointain cousin de Platée, pirouette “ qui prend congé de nous, de lui-même aussi, et surtout de la tragédie, par une parodie débordante de pétulance, une parodie du tragique lui-même ” pour citer Nietzsche (dans Nietzsche contre Wagner).
 
RAMIFICATIONS
Gardiner n’est cependant pas seul à penser ainsi parmi les interprètes, souvent mieux avisés que nombre de musicologues. Il n’est que de mentionner Marc Minkowski, champion de Berlioz comme de Rameau, ou Simon Rattle. Ce dernier ayant tenu à laisser gravé le témoignage des correspondances qu’il voit entre les deux compositeurs. On lui doit aussi, lui qu’on ne peut taxer de baroqueux, cette phrase éloquente : “ Berlioz sur instruments modernes, ce n’est plus une interprétation, c’est une transcription. ”
L’ultime écho de Rameau, chez Berlioz, viendrait peut-être de son disciple Saint-Saëns, avec lequel il travailla durant la fin de sa vie, en particulier sur les partitions de Gluck. Conséquence : Saint-Saëns s’attellera à la suite à de nouvelles éditions des opéras de Gluck… puis peu après, curieusement, des opéras de Rameau ! Éditions qui devaient être le signal de la renaissance du musicien. Et qui font toujours autorité, auxquelles Minkowski et autres tenants des reconstitutions d’époque sont encore contraints de se référer.
 
Pierre-René Serna
 
À écouter :
- Les Troyens, Orchestre révolutionnaire et romantique, dir. Gardiner (DVD Opus Arte).
- Hippolyte et Aricie, Les Musiciens du Louvre, dir. Minkowski (Archiv).
- Les Boréades, English Baroque Soloist, dir. Gardiner (Erato).
- Harold en Italie et Les Nuits d’été, Anne Sofie von Otter, Les Musiciens du Louvre, dir. Minkowski (Naïve).
- Castor et Pollux, Les Arts florissants, dir. William Christie (Harmonia Mundi).
- Symphonie fantastique et Suite des Boréades, Orchestre philharmonique de Berlin, dir. Simon Rattle (DVD EuroArts).
- “ Tragédiennes 2, de Rameau à Berlioz ”, Véronique Gens, Les Talens lyriques, dir. Christophe Rousset (Virgin).
 
 
Pierre-René Serna est l’auteur de « Berlioz de B à Z » (Van de Velde) ndlr

Photo © DR

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