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​Bruno Mantovani, compositeur en résidence à l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg – Coup de poing musical - Compte-rendu

La création de Memoria, le 20 avril dernier, a permis de découvrir la première des deux pièces d’orchestre programmées dans le cadre de la résidence de Bruno Mantovani à l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg. Un événement qui n’aura fait que renforcer les liens étroits, historiques peut-on dire compte tenu de leur ancienneté, du compositeur avec la capitale alsacienne. « Pendant le directorat de Jean-Dominique Marco au Festival Musica (1990-2918), j’ai été énormément joué à Strasbourg, rappelle Bruno Mantovani ; près d’une trentaine de pièces, dont mon premier opéra. Il y a eu un lien très fort avec le festival jusqu’au départ de Jean-Dominique Marco. Le Sette Chiese a été créé en 2002 par l’Ensemble Intercontemporain, mais j’ai aussi été joué par l’Orchestre de Paris ou l’Orchestre Philharmonique de Liège. » 
 

Bruno Mantovani © Blandine Soulange
 
Une relation ancienne avec l’OPS

 
Quant à la rencontre avec l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg, elle demeure d’autant plus fermement ancrée dans la mémoire du compositeur qu’il s’agissait de la création de son premier ouvrage lyrique, L’Autre côté (Musica, 23 septembre 2006), avec la phalange dans la fosse de l’Opéra du Rhin. « Nous nous sommes recroisés à plusieurs reprises à Musica, note Bruno Mantovani ; j’ai même dirigé l’OPS en 2010 et nous avons effectué une tournée avec entre autres La Nuit transfigurée et mon Concerto pour violoncelle. C’est un orchestre que je connais depuis longtemps maintenant et qui s’est beaucoup renouvelé, avec en son sein désormais des gens que j’ai connus quand j’étais directeur du Conservatoire de Paris ; c’est très touchant pour moi de les retrouver là. »
 

Marie Linden, directrice générale de l'OPS © Gregory Massat
 
Un souhait de l’orchestre
 
Le bonheur avec lequel Bruno Mantovani s’implique dans sa résidence (répartie sur les saisons 2022-2023 et 2023-2024, mais concentrée sur l’année civile 2023), n’est qu’accru par la présence à la direction générale de l’OPS (depuis 2017) de Marie Linden, avec laquelle il a noué des liens très forts à partir du début des années 2000.
 « J’étais à l’Ensemble Intercontemporain à l’époque, se souvient-elle, responsable de la coordination artistique. C’est à ce moment que Bruno a commencé à émerger en tant que compositeur. Nous avons découvert sa musique à l’EIC, nous l’avons beaucoup joué. C’est tout naturellement que nous avons sympathisé ; j’ai trouvé que c’était un esprit brillant comme j’en avais assez peu rencontré. Après sa nomination à la direction du CNSMD de Paris, j’ai eu la chance de pouvoir le suivre : il m’a proposé un poste lorsqu’une opportunité s’est présentée. »
 « Ce que je trouve très beau dans présence de Bruno Mantovani à l’OPS, poursuit Marie Linden, c’est que la proposition est venue de la commission artistique. C’est une instance très active à l’Orchestre, avec laquelle je travaille énormément sur tous les projets de commande, les questions relatives aux chefs invités, de répertoires, de solistes, etc. Nous discutons à bâtons rompus et de manière très transparente. Un jour l’un des musiciens me dit : « ce serait formidable si un compositeur de la trempe de Bruno Mantovani venait à l’Orchestre, mais accepterait-il ? » Je me suis empressée de le rassurer sur ce point ! Je tiens à souligner que si Bruno est là ce n’est pas parce que nous sommes amis – c’est un fait parallèle, et d’ailleurs pour cette raison précisément j’aurais été la dernière à le proposer comme compositeur en résidence ! – mais parce qu’il y a eu un souhait venu des musiciens, que j’ai évidemment soutenu. » 
 

Aziz Shokhakimov © OPS
 
Un vraie appropriation par l’artiste
 
« Nous avons pris du temps pour construire le projet. Je ne suis pas du tout favorable aux résidences systématiques et répondant à une simple préoccupation d’affichage. Nous avons procédé de la même manière pout tous nos artistes en résidence ( Alexandre Tharaud, Jean-Guihen Queyras, Nemanja Radulovic en 2024) afin qu’il y ait vraiment une réflexion sur le contenu, une récurrence de rendez-vous et une vraie appropriation par l’artiste. S’il n’y a que de l’affichage, ça devient du marketing ; ça ne m’intéresse absolument pas. » 
 
Outre la création de deux partitions d’orchestre, Memoria puis, en octobre prochain Siddharta Suite (tirée du ballet créé à l’Opéra de Paris en 2010), la résidence comporte diverses rencontres et un cycle de conférences intitulé « « Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur la musique contemporaine sans jamais oser le demander ». Des séances d’écoute au cours desquelles le compositeur « essaie de donner de façon assez ludique et détendue, des points de repère à un public qui se sent parfois un peu perdu face à une forêt de créateurs et une grande variété d’esthétiques ». Après deux première séances, très appréciées, l’une allant de la Seconde Ecole de Vienne aux spectraux, l’autre de ces derniers à nos jours, le compositeur proposera d’autres rendez-vous à la rentrée, plus centrés sur son œuvre.
 En février dernier, la musique de chambre de Bruno Mantovani a été programmée avec le Quatuor n° 6 « Beethovenia », interprété par un ensemble constitué d’instrumentistes de l’OPS. « Un travail magnifique, salue Marie Linden, qui témoigne de la manière dont les musiciens se sont appropriés la présence de Bruno à l’orchestre. » 
 

© OPS
  
Pour 64 cordes

Avec la création Memoria, qui ouvrait du concert du 20 avril, dirigé par Aziz Shokhakimov, c’est la totalité des archets du Philharmonique de Strasbourg qui a fait honneur à sa musique en s’impliquant corps et âme dans une pièce pour ... 64 cordes ! Mantovani n’a pas fait les choses à moitié dans ce que constitue sa toute première composition pour orchestre à cordes. Que cette création intervienne dans le cadre de sa résidence à l’OPS n’a rien d’une hasard : la séduction exercée sur lui par la qualité et la personnalité singulière des cordes de la phalange alsacienne – qu’il résume en deux mots : « chatoyance et densité » – a en effet été un élément décisif dans sa décision de composer Memoria
 

© OPS
 
Pour Shant, Pargev, David et Artak
 
Reste que l’ouvrage est d’abord nourri des vicissitudes de l’histoire récente. Pour des raisons familiales, Bruno Mantovani est très lié à l’Arménie ; le conflit dans le Haut-Karabagh (attaqué par l’Azebaïdjan avec le soutien de la Turquie) fin 2020 l’a profondément marqué. L’horreur suscitée la guerre doublée d’une colère face au lâche comportement de la communauté internationale envers l’Arménie sont à l’origine de Memoria. Plus précisément, les visages de quatre jeunes étudiants de l’Université française d’Arménie ; quatre soldats qui ont trouvé la mort dans le conflit : Shant Navoyan, Pargev Teroyan, David Poghosyan et Artak Sargsyan. « Les photos de ces grands enfants à qui l’avenir appartenait et qui ont péri dans l’indifférence la plus totale me hantent encore aujourd’hui ; Memoria est dédiée à ces quatre jeunes soldats et à tous leur camarade tombés », confie Bruno Mantovani dans la note qui accompagne sa partition. Une réalisation « atypique » dans sa production, il est le premier à en convenir.
 

Charlotte Julliard, violon super solo de l'OPS  © OPS

Dans l’imaginaire de la Guerre
 
D’un seul tenant et d’une bonne vingtaine de minutes, Memoria saisit proprement par la dimension physique, gestuelle, très prononcée d’une musique sans complaisance, entre affolants effets de masse et silences glaçants. Techniquement redoutable avec son écriture totalement divisée, elle trouve en Aziz Shokhakimov un interprète de premier ordre – une fois de plus, on se dit que l’OPS a trouvé une perle ... Le jeune maestro ouzbek entraîne ses instrumentistes, corps et âme, dans une pièce certes visuelle, mais qui ne décrit pas, ne pleurniche jamais (magnifique cadence de violon solo au milieu du morceau, admirablement servie par Charlotte Julliard). Transcendant son point de départ, Memoria plonge l’auditeur avec une tension et une noirceur radicales dans l’imaginaire de la Guerre. Un véritable coup de poing musical ! 
 
Shokhakimov est ensuite rejoint par Alexei Volodin pour le Concerto n° 3 de Prokofiev dans lequel le soliste défend une conception époustouflante de maîtrise et de fulgurance. En seconde partie, le chef offre une Mer de Debussy dont l’opulence des timbres montre les qualités des pupitres de l’OPS, cette fois pris dans leur ensemble. Il n’est pas courant de sortir d’une soirée symphonique en ne songeant qu’à la création qui l’ouvrait ; tel était bien notre cas ce 20 avril à Strasbourg ...
 
Alain Cochard

Entretiens réalisés avec Bruno Mantovani le 20 avril, avec Marie Linden le 27 avril 2023
 
Mantovani (création mondiale), Prokofiev et Debussy
Strasbourg, PMC – Salle Erasme, 20 avril 2023
 
Photo © OPS

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