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Nuit du quatuor français au 6ème Festival Bru Zane – Rareté et caractère – Compte-rendu

Véritable festin pour l’amateur de musique de chambre que la soirée inaugurale du 6ème Festival Bru Zane à Paris. Pour l’amateur de musique de chambre et pour le curieux car – initiative du Centre de musique romantique française oblige – ce panorama du quatuor français du XIXe au début du XXe siècle (avec les Quatuors Hermès, Ardeo, Cambini-Paris et Modigliani pour quatre concerts d’une heure) aura mis un point d’honneur a éviter certains sentiers éternellement rebattus par des programmateurs paresseux. Non que les Quatuors de Debussy et de Ravel – judicieusement écartés du programme – ne se rangent parmi les plus hauts chefs-d’œuvre du genre, mais parce la littérature est riche de bien d’autres partitions ; les unes qui attendent d’être redécouvertes, d'autres, reconnues mais trop rarement données.

Tel est le cas du Quatuor en mi mineur op. 121 de Fauré et de l’unique Quatuor op. 35 de Chausson avec lesquels les Hermès (photo) ouvrent la soirée. Musiciens ? Peintres ? Les quatre jeunes instrumentistes sont autant l’un que l’autre et, comme à chaque fois qu’on les écoute, on est d’emblée saisi par la justesse et la présence du coloris ; en parfait accord avec les nuances du sentiment. Conscience du timbre – il y a vraiment un « grain » Hermès – qui leur permet, avec une homogénéité rare, de brosser un émouvant paysage intérieur dans l’Allegro moderato du dernier opus de Fauré. On ne résiste pas plus à l’intense pudeur de l’Andante, quintessencié, ni à la belle luminosité du Finale.

Maudit vélocipède ! Chausson laissa inachevé son Quatuor en ut mineur – unique incursion de l'artiste dans cette forme reine – et c’est Vincent d’Indy qui se chargea d’en compléter le 3ème et dernier mouvement. Profondeur du violoncelle d’Anthony Kondo ; l’oreille est immédiatement entraînée dans les méandres d’une composition tout à la fois admirable de rigueur – volonté de l’auteur, pour son premier quatuor, d’être à la hauteur de ses modèles (Franck, Debussy, D’Indy, mais aussi Beethoven) –, de noblesse et de générosité lyrique. Entendre l’Opus 35 vécu avec pareille justesse stylistique (vraie merveille que l’étreinte sensuelle du Très calme médian) jusqu’à l’élan joyeux du Gaiement et pas trio vite conclusif (pris dans une tempo parfait) donne envie de voir les Hermès poursuivre dans ce répertoire français où il ont d’évidence tant à apporter.
Après Debussy, Ravel et Dutilleux (magnifiquement enregistrés pour La Dolce Volta), que l’on aimerait, outre Chausson et Fauré, les entendre par exemple dans Lalo, De la Tombelle, Magnard, Saint-Saëns, D’Indy (dont le corpus pour quatuor mérite mieux que la méprisante indifférence qu’on lui voue), Cras, Roussel ou – complexe ô combien ! mais passionnante partition – le Quatuor de Florent Schmitt ...

Quatuor Ardeo © Franziska Strauss

Outre les œuvres programmées, l’intérêt de la Nuit du quatuor aura été de mettre en évidence les tempéraments de quatre formations. Aux Hermès succède le tout féminin Quatuor Ardeo dans un programme Reicha et Onslow. Changement radical de couleur avec un ensemble à la sonorité plus claire (on aimerait d’ailleurs parfois ici qu’alto et violoncelle osent plus totalement les soubassements des partitions), au jeu très vif. Il réussit au Quatuor en ut mineur op. 49 n° 1 (1) de Reicha, œuvre encore viennoise d’un compositeur qui devait s’installer à Paris en 1808 et beaucoup marquer la vie musicale française en tant que pédagogue. Les interprètes en signent une interprétation lisible et vivante, entraînée par le premier violon lumineux et tonique de Mi-Sa Yang (une chambriste accomplie, par ailleurs membre du Trio Les Esprits).
Belle surprise ensuite avec le Quatuor en ut majeur op. 64 (1841) d'Onslow, l’un des tout derniers (le 33e dans un total de 36) d’un compositeur qui, tirant les conséquences du manque d’intérêt du public français pour le quatuor, préféra se tourner vers des effectifs plus étoffés, le quintette en particulier, à partir du mitan des années 1840. Une fois de plus avec cet auteur, on est frappé tant par la maîtrise formelle que par une inventivité et un relief que les Ardeo restituent avec énergie.
 

Quatuor Cambini © Franck Juery

Contraste encore – passage aux cordes en boyau – avec l’entrée en scène du Quatuor Cambini-Paris. La formation aura été l’un des acteurs importants du bicentenaire Gounod avec une superbe intégrale des Quatuors de l’auteur de Faust (2) et on a eu l’occasion de rendre compte d’un superbe concert vénitien il y a peu (3). Aux Bouffes du Nord, la formation se concentre sur le tardif Quatuor en sol mineur CG 365 (1891-1892). Comme à Venise, la pleine appropriation d’une musique inconnue frappe et séduit de la part de quatre archets intensément complices ; du discours ardent et tendu de l’Allegro initial à la généreuse fluidité de l’Allegro vivace final, la franchise et la simplicité de l’approche réjouissent l’oreille.
A l’instar de celle d’Onslow, la musique de Gouvy recèle de belles surprises, tel ce Quatuor en la mineur op.56 n°2 (1873) dont la variété et la liberté expressives trouvent des interprètes nuancés (quel art de la demi-teinte dans le premier épisode) ; pleins de verve et d’humour aussi, dans l’énergique Allegro con brio final par exemple.
 

© modiglianiquartet.com

23h... Le moment est venu pour le Quatuor Modigliani d’entrer en scène pour le quatrième et dernier volet de la soirée. Composé et édité à Paris (en 1824) ; le 3ème Quatuor en mi bémol majeur de J. C. de Arriaga (1806-1826), mené avec une parfaite alliance de simplicité, de tendresse et d’impatience, fait figure de souriant intermède avant la plongée dans l’immense Quatuor n° 1 (1899) de Camille Saint-Saëns. Rare dans les programmes, l’œuvre compte pourtant parmi les grands quatuors du tournant du siècle. C’est de la trilogie Debussy-Saint-Saëns-Ravel qu’il faudrait parler – si les stupides préjugés dont souffre Saint-Saëns ne continuaient de produire leur regrettables effet. Les Modigliani ne s’y sont pas trompés, qui, en 2012 (dans leur précédente configuration donc), ont rassemblé les trois partitions dans un superbe double-album (Mirare).
Académique Saint-Saëns ? A tous ceux qui profèrent pareille ânerie, il faudrait – après contrôle des capacités auditives – opposer le Quatuor n° 1, surtout dans une interprétation aussi dominée que celle-ci. Entraîné par le splendide premier violon d’Amaury Coeytaux, l’Opus 112 se déploie avec autant de force dans l’architecture que de raffinement sonore. Son souffle intense emporte tout sur son passage et laisse l’auditoire un peu groggy par tant de beauté - et oui, Saint-Saëns n’est pas celui que l’on croit... Magistrale conclusion à une soirée de musique de chambre déjà inscrite dans les annales !

Alain Cochard

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Paris, Bouffes du Nord, 1er juin 2018
 
(1)Le Quatuor Ardeo a enregistré l’Opus 49 n°1 aux côtés des Opus 90 n° 2 & 93 de Reicha (L’empreinte digitale ED13240)
(2) 2 CD Aparté AP177
(3) www.concertclassic.com/article/le-quatuor-cambini-paris-au-festival-gounod-du-palazzetto-bru-zane-panorama-dun-corpus

Photo Quatuor Hermès © Jean-Baptiste Millot

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