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Une interview de Semyon Bychkov


Chef respecté et respectueux, Semyon Bychkov est à nouveau à Paris pour diriger
une reprise du Tristan und Isolde de Wagner, imaginé par Peter Sellars et Bill Viola. Semyon Bychkov a accepté de revenir sur sa carrière, de faire le point sur son travail et d'expliquer sa conception de la direction d'orchestre et de l'interprétation.

Après une assez longue absence de France, vous voici à nouveau dans la fosse de l’Orchestre de l’Opéra de Paris, où vous avez dirigé il y a peu Un ballo in maschera de Verdi, pour une reprise de la production de Tristan und Isolde, conçue par Peter Sellars et Bill Viola. Wagner est avec Verdi et Strauss un compositeur qui vous est cher : que représente pour vous cette œuvre, quels en sont les enjeux en termes musicaux, par rapport à Lohengrin et Parsifal que vous jouez plus fréquemment ?

Semyon Bychkov : Oh, voilà un sujet difficile à aborder tellement il est vaste !
Je ne sais pas si j'ai moins dirigé Tristan que ceux auxquels vous faites
allusion, car je l'ai donné en concert à Cologne il y a un an et demi, à Vienne
en 2000, puis en 2001. Bref, que peut-on dire qui ne soit pas banal sur Wagner ?
Savez-vous que ce qui a été écrit sur lui occupe la troisième place dans
l'histoire de l'humanité, après Jésus Christ et Hitler ? C'est intéressant non et
nous continuons de discuter sur lui (rires).

Je voudrais évoquer avec vous une pensée qui m'est venue non pas sur Tristan, mais en dirigeant Lohengrin. Mon conseiller artistique et mentor, Peter Diamonds, qui travaillait avec moi à
l'Orchestre de Paris et qui avait une histoire d'amour et de haine avec Wagner,
m'avait demandé pourquoi les personnages les plus noirs bénéficiaient toujours
de la plus belle musique que puisse écrire ce compositeur ? A l'époque je
n'avais pas su quoi lui répondre. Puis pendant une répétition du duo du second
acte de Lohengrin avec Petra Lang (Ortrud) et Adrianne Pieczonka (Elsa), la
grande beauté de cette musique m'a frappé. J'ai demandé à Petra ce qu'elle
pensait de ce personnage de sorcière certes, mais d'une grande noblesse et elle
m'a répondu ce que Wagner avait indiqué, à savoir qu'Ortrud était une femme qui
ne connaissait pas l'amour et ne s'intéressait qu'au pouvoir et à la politique.
Très bien, mais la musique dit le contraire.

Alors j'ai réalisé que ce que nous
pensons des personnages, de leurs actes, ne correspondait pas à ce qu'ils
pensaient profondément et j'ai alors senti les portes s'ouvrir. Cela m'a permis
de comprendre cette ambiguïté qui existe entre le texte, que Wagner écrivait en
premier et la musique. Une fois que l'on est en mesure de repérer ces
contradictions entre texte et musique, il faut pouvoir les réconcilier. Selon
moi le texte chez Wagner est une bouche où la langue peut parfois mentir. La
musique en revanche est comme les yeux, elle est incapable de trahison. Avec
Tristan, les choses se compliquent car l'histoire n'est pas de lui. Mais on peut
s'intéresser aux leitmotive qui possèdent une fonction particulière : celle de
raconter ce qui s'est passé avant, d'indiquer ce qui se passe maintenant et
d'annoncer ce qui arrivera plus tard. Et souvent les leitmotive se ressemblent.
Quand ils fusionnent c'est un peu comme si des destins individuels devenaient
collectifs. On le remarque dans Tristan et Isolde au moment où leurs âmes
fusionnent et quand l'un devient l'autre.

Vous succédez à Esa-Pekka Salonen et à Valery Gergiev qui ont
forcément laissé des traces parmi les musiciens de l’orchestre. Qu’avez-vous
envie de faire passer, de privilégier dans votre interprétation ?


S. B : Vous savez partout où je dirige il en est de même. Lorsque je joue à
Vienne, je succède aux plus grands chefs du monde et je dois bien faire avec ce
passé. Ce qui intéresse les musiciens d'orchestre et qui me passionne, c'est
d'avoir une vision et des convictions sur une oeuvre. Ce n'est pas pour établir
des comparaisons, mais pour tenter de ressentir les mêmes frissons ; voilà ce
qui compte le plus. Je viens de diriger la Symphonie Alpestre avec la
Philharmonie de Berlin, une oeuvre particulière que les musiciens ont souvent
interprétée avec Karajan, pour qui ils éprouvent une grande nostalgie et un
certain ressentiment. Il y avait donc beaucoup d'émotions et de réflexions
autour de cette partition. Mais il en est de même avec Beethoven, ce qui plait à
tout le monde, c'est de savoir si le chef est convaincant. Sur Tristan j'ai
travaillé sur la sonorité et les couleurs que je trouve proches de la musique
française et que l'on perçoit nettement dans cet opéra. Je ne peux rien prouver
mais c'est ce que je ressens. Nous avons terminé les répétitions et j'ai dit à
l'orchestre de l'ONP combien j'appréciais son talent et son esprit.

Vous retrouvez sur ce plateau des titulaires qui connaissent
non seulement la partition, mais également la mise scène. La présence de
Waltraud Meier et de Clifton Forbis est-elle rassurante pour vous,
constitue-t-elle un plus pour votre collaboration ?


S.B. : Les choses sont tellement évidentes entre nous ! J'ai déjà dirigé Waltraud
à Vienne et tout s'était déroulé de manière fabuleuse. Ce qui me touche, c'est
de pouvoir travailler avec des collègues qui s'identifient aux rôles qu'ils
incarnent. Ce qui est important c'est la substance et les moyens avec lesquels on
s'exprime. Je recherche la constance et Waltraud comme Clifton, que j'admire, la
possèdent. Franz-Josef Selig me donne la même émotion profonde en Marke que
Matti Salminen, il a cette résonnance de voix, cette générosité incomparables.

Cette production marquante qui mêle vidéo, théâtre et musique,
est sans aucun doute techniquement difficile à régler. Pouvez-vous nous dire
comment se sont déroulées les séances de travail ?


S.B. : Je pense que les difficultés ont du se faire sentir au moment de la
création de cette production en 2005. Ceux qui ont participé à la première ont
du veiller à s'intégrer au dispositif, à trouver leur place et à jouer avec
l'omniprésence des images. Aujourd'hui les interprètes n'ont plus besoin de
lutter et de prouver qu'ils sont là pour quelque chose. Je n'ai ressenti aucune
difficulté particulière en juillet dernier au Japon où Violeta Urmana chantait
sa première Isolde sur scène : elle n'était pas mal à l'aise. J'admire le
courage, en plus du talent, de Sellars et Viola qui ont eu cette vision et l'ont
mise en place. Même si on peut discuter certaines images, l'effort et le
courage sont décisifs. J'ai assisté à la première et je comprends qu'il n'est
évident de recevoir la totalité du spectacle qui propose la fusion de trois
formes artistiques (le théâtre, la musique et la vidéo) : il faudrait pouvoir y
retourner plusieurs fois.

Le Ring complet manque encore à votre palmarès. Projetez-vous
de le diriger un jour ?


S. B. : Je l'ai fait à moitié, c'est vrai, à Dresde où nous avons dû interrompre
les représentations à cause du déluge. Il fallait repousser les deux derniers
volets ce qui s'est avéré impossible, mon contrat s'arrêtant en plus quelque
temps après et j'ai préféré laisser la suite à un remplaçant. J'ai un projet
mais je ne peux pas vous en dire plus pour le moment.

Vous n’êtes pas à proprement parler un chef qui sacrifie tout à
l’opéra. Vous avez commencé par Mozart, puis avez dirigé Tchaïkovski, Verdi,
Strauss et Wagner. Quelles sensations, quelles satisfactions vous procure
l’opéra que vous ne trouvez pas en dirigeant le répertoire symphonique ?


S.B. : Vous savez, la différence essentielle entre la musique instrumentale et
lyrique c'est qu'il y a toujours une histoire à raconter, mais dans le premier
cas elle doit être imaginée, alors qu'à l'opéra elle est déjà là. Cela me
fascine d'observer les musiciens d'opéra par rapport aux autres ; dans les
orchestres symphoniques ils ont parfois plus de virtuosité instrumentale, mais
ils font de la musique de façon abstraite, tandis que la relation des musiciens
d'orchestre d'opéra est plus orientée vers le sujet évoqué. Ils ont donc plus de
théâtre, de littérature en eux. Voilà où se situe la différence. Il faut
absolument que les orchestres symphoniques jouent aussi dans la fosse le
répertoire lyrique et cela régulièrement, tout comme les orchestres d'opéra qui
ont tout intérêt à donner des concerts ; regardez le niveau des orchestres de
l'Opéra de Vienne, de la Scala, ou du Met. J'ai essayé de développer cela avec
mon orchestre de Cologne avec lequel j'ai dirigé Elektra, Daphné, Tristan en concert et Lohengrin.

Votre carrière est marquée par plusieurs étapes importantes :
vos débuts avec le Berliner Symphoniker, cinq années passées au Maggio musicale
fiorentino, dix années à la tête de l’Orchestre de Paris, un décennie aux
commandes de l’Orchestre symphonique WDR de Cologne en tant que chef permanent.
Quels enseignements avez-vous tiré de ces expériences et quelles étaient les
caractéristiques de chacune de ces phalanges ?


S.B. : Pour moi, c'est un peu comme vivre dans le monde entier et pas uniquement
à la manière d'un touriste. Je suis né en Russie où j'ai puisé de fortes racines
culturelles, puis j'ai vécu aux Etats-Unis quatorze ans et pas seulement à New
York, mais dans l'Amérique profonde. Je vis en France depuis 1999 où je me suis
marié à une femme qui est mi-française et mi-italienne. Mon séjour à Florence et
Milan auquel s'ajoutent aujourd'hui Cologne et Dresde sont également très
importants. Le défi le plus grand auquel nous sommes confrontés est de trouver
l'esprit de la musique, l'authenticité : je ne dis pas l'interprétation
authentique, qui n'existe pas. La musique est née dans un environnement
particulier et si nous ne pouvons pas faire les connexions avec cet
environnement, il est impossible de trouver l'esprit authentique. L'expérience
de la vie nous façonne, nous aide à nous construire en tant que musicien et nous
permet de comprendre ce qui se cache derrière les notes.

Au moment où vous quittez le WDR de Cologne, paraît un Requiem
de Verdi (chez Hännsler classics) : peut-on savoir les raisons pour lesquelles
vous avez choisi de graver cette œuvre et comment vous avez constitué sa
distribution ?


S.B. : Ah, vous savez, je ne peux diriger que la musique qui m'obsède et quand
j'ai décidé d'enregistrer le Requiem c'était vraiment que le moment était venu.
Il était au programme de ma première saison à Cologne et nous ne l'avions pas
rejoué. Je voulais réunir plusieurs choeurs (italiens et allemands) par souci
d'authenticité d'esprit et pour mêler l'aspect latin et la rigueur germanique
chère à l'auteur, il suffit de lire ses lettres sur ce sujet. Pour la
distribution, il s'agit de celle en qui j'ai cru et crois toujours. J'ai une
grande admiration pour Urmana, Borodina, Furlanetto qui était à mes côtés en
1997 et Vargas. Comment expliquer que le courant passe, cela est subjectif,
comme aimer une voix ou pas : certains aiment, d'autres pas, cela veut-il dire
que le chanteur n'est pas bon ?

Lors de votre séjour en France, vous avez pu approfondir la
musique française de Berlioz à Dutilleux. Quelles partitions avez-vous travaillé
à Cologne depuis 1997.


S.B. : Absolument tout ce qui m'intéresse. J'ai souhaité aborder à mon arrivée la
musique classique et surtout Beethoven, qu'ils avaient l'habitude de jouer de
façon "romantique". Mes oreilles avaient changé et je tenais à faire sonner
cette musique de manière différente, après avoir entendu Gardiner,
Harnoncourt... Je ne voulais pas abandonner ces partitions, j'ai donc beaucoup
parlé, expliqué mes paramètres et aujourd'hui ils savent tout de suite quel type
de sonorité il faut. Ils ont compris que l'on ne pouvait pas tout jouer avec la
même sonorité et parler une langue comme on en parle une autre. La génération
précédente était plus rétive, étant encore détentrice d'une tradition écrasante.

Qu’avez-vous l’intention d’aborder dans les années à venir ? Y
a t-il des ouvrages dont vous rêvez en particulier ?


S.B. : Oui, il y aura Tannhäuser à Covent Garden dans deux ans, Frau ohne
Schatten
à la Scala et un nouvel Otello à Vienne. J'en suis ravi.

Propos recueillis par François Lesueur, le 24 octobre 2008

Programme détaillé de l’Opéra de Paris

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Photo : Sheila Rock

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