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Une interview de Rachel Nicholls, soprano – « J’ai aimé le rôle d’Isolde à la minute où j’ai ouvert la partition. »

Le 12 mai, tous les regards seront braqués sur Rachel Nicholls, interprète encore inconnue du grand public. La soprano anglaise remplace Emily Magee pour cinq représentations de Tristan et Isolde au Théâtre des Champs-Elysées, au côté de Torsten Kerl, dans une mise en scène de Pierre Audi et sous la baguette de Daniele Gatti. Nous avons pu rencontrer l’artiste, calme et réfléchie, lucide et déterminée face aux enjeux d’une production qui constituera la première scénique de l’ouvrage de Wagner dans la salle de l’avenue Montaigne.
 
Vous n’étiez pas prévue à l’origine pour chanter Isolde sur cette production, or vous avez accepté de remplacer Emily Magee, neuf jours seulement avant la générale piano, ce qui constitue un vrai défi.  Quelle histoire entretenez-vous avec ce rôle que vous avez déjà interprété ?
 
Rachel NICHOLLS : Oui, en effet j'ai déjà chanté deux fois Isolde, d'abord pour le Longborough Festival Opera sous la conduite de Anthony Negus avec lequel j'avais travaillé deux ans auparavant ; c'est un coach formidable avec qui j'ai appris le rôle, ainsi qu'en compagnie de la soprano Anne Evans, une merveilleuse interprète. J'ai donc eu beaucoup de chance car j'ai pu apprendre lentement et progressivement, ce qui me permet de m'en souvenir aussi bien et aussi vite en ce moment, car je l'ai en tête. La seconde fois c'était à Tokyo où j'ai bénéficié de deux semaines de répétition pour  deux soirées en version de concert ; j'ai remplacé d'ailleurs quelqu'un (rires) et cette année je me préparais pour des engagements à Stuttgart et Karlsruhe. Cela tombait bien mais ça reste un énorme défi, car je dois m'habituer à chaque fois à de nouveaux chefs et à de nouvelles mises en scène. 
 
Isolde, comme Tristan, est un rôle phare dans l’histoire de la musique, qui représente un sorte d’aboutissement dans une carrière : avec le recul, avez-vous le sentiment de l’avoir abordé au bon moment et parce que vous aviez déjà chanté Senta, Eva, Sieglinde et Brünnhilde ?
 
R. N. : Oui Isolde est indiscutablement un rôle immense. Vocalement il est moins athlétique que Brünnhilde, car il a été écrit pour une seule voix à la différence de la Brünnhlide de Die Walküre composée pour un mezzo avec des aigus, à celle de Siegfried destinée à une voix claire et haute, celle de Götterdämmerung étant pour moi la plus satisfaisante, car écrite pour une vraie soprano. Isolde a la même voix, lyrique par moment, plus dramatique à d'autres, l'acte le plus lourd étant le premier durant lequel il faut veiller à conserver une certaine fraîcheur pour attaquer le second et parvenir au dernier. Il faut être capable de suivre ces étapes et cette structure voulue par Wagner qui enchaîne trois monologues : celui d'Isolde au premier acte, celui du Roi Marke au second et enfin de Tristan au dernier. Isolde est un personnage complexe qui réunit trois portraits de femmes différents : on la découvre furieuse et amère, capable de commettre l'irréparable, puis elle apparaît sous les traits d'une femme amoureuse, avant sa transformation au finale où elle est transfigurée, au-delà de tout ce qui peut arriver.
 
Quand Anja Silja a abordé pour la première fois Isolde à Rome, en 1965, à la demande de Wieland Wagner, elle avait 25 ans et tout le monde a hurlé au scandale prétextant qu’elle y laisserait sa voix, or 40 ans plus tard elle était encore sur scène. Comment réagissez-vous face à de telles prophéties ?
 
R.N. : Je pense qu'il y a toujours des gens qui sont là pour dire que l'on est trop jeune, trop vieille, ou incapable de chanter ce rôle. Idéalement il faut avoir environ 30 ans. Avant de l'aborder sérieusement, je suis passé par Helmwige, puis suis parvenue sans me presser à Sieglinde pour pouvoir me mesurer à ce répertoire exigeant. Mais il ne s'agit pas seulement d'une question d'âge, il faut également être prête vocalement et mentalement et je dois avouer que le fait d'avoir fréquenté pendant plusieurs années le répertoire baroque m'a protégé en me permettant de travailler tranquillement, à l'abri de toute tentation. J'ai pu ainsi me construire, évoluer sans précipitation et me retrouver aujourd’hui capable de chanter le rôle d'Isolde pas seulement pour un soir, mais pour longtemps.
 
Vous avez dit à de nombreuses reprises combien vous aviez été chanceuse de pouvoir rencontrer et travailler avec la soprano wagnérienne, Ann Evans. Quels types de conseils vous a-t-elle donné ?
 
R.N. : Le premier concerne la technique : elle m'a amenée au réel en m'expliquant chaque barre de mesure, chaque note, chaque mot. Elle a pu me parler de tout ce qui est important, là où l'on doit respirer, là où le chef peut nous venir en aide, car elle connaît la partition dans ses moindres détails. Elle m'a également expliquée comment se préparer physiquement pour interpréter ce rôle et indiquée combien de temps il fallait disposer entre deux représentations pour récupérer. Ann et moi avons des voix différentes, mais nous partageons le même désire de faire de la musique à partir du texte, ce qui est capital chez Wagner. J'ai également découvert grâce à elle le sous-texte et elle m'a enfin aidée à suppléer le manque d'indications scéniques, car parfois les metteurs en scène préfèrent ne pas trop intervenir et nous laissent le champ libre, alors que d'autres peuvent au contraire être très directifs. Il faut donc avoir des idées pour éviter d'arriver sur le plateau sans personnalité. 
 
Isolde est-elle une héroïne dont vous vous êtes sentie proche très vite, ou avez-vous dû travailler dur pour trouver comment la comprendre et traduire son caractère ?
 
R.N. : J'ai été immédiatement proche d'elle et l'ai aimée à la minute où j'ai ouvert la partition. Il est assez facile d'éprouver une certaine empathie face à la terrible histoire qu'elle raconte et qu'elle vit, même si elle n'est pas bienveillante avec Brangäne, qu'elle n'hésite pas à rudoyer et sur laquelle elle rejette les mauvaises ondes. Je peux comprendre qu'on la prenne pour quelqu'un de mauvais au 1er acte, mais elle a des circonstances atténuantes qui expliquent pourquoi elle est amenée à être cruelle, car elle est profondément humaine, en colère, jalouse, mais très jeune et donc impulsive. J'ai mis du temps à élaborer l’arrière-plan psychologique qui apparaît au début de l'ouvrage, car elle est heureuse par la suite mais parce que tout est lié à l'excitation et elle n'est sans doute pas prête à vivre avec Tristan. C'est pourquoi elle doit travailler à ce destin qui les réunit : cela me passionne. A la fin du second acte les lumières reviennent, le Roi fait son entrée et tout est fini.
 
Malgré ses difficultés, l’investissement, l’endurance que demande ce rôle, Isolde est souvent un rôle addictif : Birgit Nilsson l’a chanté des centaines de fois, Jones, Behrens et Polaski l’ont conservé des années à leur répertoire, il est devenu le rôle-signature de Nina Stemme et, l’été dernier, Waltraud Meier l’interprétait une dernière fois à Munich, l'ayant fréquenté pendant vingt-deux ans. Comment expliquez-vous la fascination qu’exerce cette partition ?
 
R.N. : Ce n'est pas le rôle le plus long, mais à cause des trois facettes de sa personnalité, des trois dimensions qui la façonnent, il est très difficile de trouver une équivalent après. J'aborderais sans doute Elektra qui est vocalement différente mais parce que je voudrais explorer la musique de Strauss ;  Salome m'attire également car son écriture est fantastique. Il y aura sans doute aussi Marie de Wozzeck qui constitue un beau défi, mais rien ne sera semblable à Isolde. Je voudrais pouvoir reprendre Brünnhilde que je pense pouvoir aborder différemment aujourd'hui. Je voudrais  également dire une chose importante, à savoir que la partition de Tristan und Isolde est merveilleusement écrite pour la voix. C'est pour cela qu'il est possible de chanter cet opéra plus de vingt ans :  on ne risque pas de perdre son instrument.
 
Lorsque l’on accepte de sauver une production comme c’est le cas pour vous ici à Paris, tout doit aller très vite, vous devez apprendre la mise en scène, capter l’esprit de la lecture musicale : faut-il dans ce cas posséder une âme de guerrière et se sentir une super-soprano capable de réaliser des miracles ?
 
R.N. : Vous savez il y a une différence entre sauver un concert et débarquer sur une production une semaine avant la première : j'ai eu l'occasion de me retrouver dans chacune de ces situations. Ici à Paris j'ai la chance de travailler avec le maestro Gatti dont la lecture musicale me plaît énormément. J'admire sa manière de communiquer ses intentions, de me soutenir, cela me permet de suivre sa pensée très facilement car il est très expressif et je ne me sens jamais seule. Je peux donc en un temps serré me préparer convenablement, car nous nous comprenons vite et savons où nous devons aller. La mise en scène de Pierre Audi est extrêmement détaillée et la vision qu'il a de l’œuvre est très précise ; certains mouvements sont compliqués mais sont essentiels pour révéler la psychologie des personnages. Pierre m'a beaucoup entouré pour le second acte et nous devons aborder de la même manière le premier. J'ai donc les clés pour comprendre la mécanique interne. Lorsque vous arrivez le jour-même, vous devez avant tout survivre en sauvant une représentation et vous y parvenez grâce à l'adrénaline qui vous porte ; dans le cas présent j'aurais tout de même eu le temps d'intégrer le travail attendu. Je fais de mon mieux chaque jour pour que le soir de la première je puisse être la plus proche de la conception générale.
 
Il y a six ans exactement vous étiez sur la scène du TCE pour interprétez Fiordiligi dirigée par Jean-Claude Malgoire. Qu’avez-vous envie de montrer au public et qu’attendez-vous de lui et des critiques ?
 
R.N. : Je souhaite que mon Isolde soit celle imaginée par Pierre Audi et Daniele Gatti ; je suis là faire mon travail et le réaliser le mieux possible pour que le public soit touché. En revanche je ne pense absolument pas aux critiques, désolé, que d'une manière générale je ne lis jamais. Si elles sont mauvaises je suis accablée, détruite parfois, alors je préfère les éviter. Les interprètes que nous sommes essaient avant tout de bien faire et si on nous assène sans ménagement que c'est raté, cela peut être très déstabilisant. Je sais que les critiques font leur travail, mais c'est parfois terrible car tout est subjectif : oublier son texte, chanter faux ou à côté, c'est une chose, mais reprocher à un chanteur de chanter bas ou lentement un passage n'est pas honnête, car il n'en est pas toujours responsable, cela lui a peut être été demandé par le chef, et il en est de même pour le jeu ; nous exécutons les volontés du metteur en scène car nous faisons partie d'un ensemble et il ne faut jamais l'oublier.
 
Propos recueillis et traduits de l’anglais par François Lesueur, le 27 avril 2016
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Wagner : Tristan et Isolde
12, 15, 18, 21 et 24 mai 2016
Paris – Théâtre des Champs-Elysées
www.theatrechampselysees.fr/saison/opera-mis-en-scene/tristan-et-isolde?parentTypeSlug=opera
 
 
 Photo © DR

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