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Une interview de Ludmila Berlinskaya et Arthur Ancelle – Passage secret

 

Sans avoir renoncé à se produire en solo, Ludmila Berlinskaya et Arthur Ancelle forment depuis dix ans l’un des plus importants duos de la planète pianistique. Jouant le cœur du répertoire pour deux pianos – Mozart, Poulenc, Debussy, Ravel, Brahms, Bartók et bien d’autres – ils nous font fréquemment découvrir des œuvres peu ou jamais jouées. C’était le cas il y a peu à Besançon, aux côtés de l’Orchestre Victor Hugo avec le 2Concerto pour deux pianos de Victor Babin et, en création française, le Concerto en mi mineur de Dana Suesse dont un enregistrement est programmé (chez Alpha) sous la direction de Jean-François Verdier (Babin) et Laurent Comte (Suesse). Après plusieurs disques consacrés au répertoire pour deux pianos, le Duo Berlinskaya-Ancelle vient de faire son entrée chez Alpha avec un programme constitué de cinq chefs-d’œuvre du répertoire français à quatre mains. (1) Jeux d’enfants de Bizet, Dolly de Fauré, la Petite Suite de Debussy et Ma mère l’Oye de Ravel, y côtoient le trop rare Louis Aubert (2) et son admirable et totalement méconnu Feuille d’images. Autant d’ouvrages que l’on aura l’occasion d’apprécier en public le 22 mars prochain lors de la soirée de sortie de « Passage Secret » à la salle Cortot.
 

Votre disque s’intitule « Passage secret ». Comment est né ce projet d’enregistrement et pourquoi ce titre ?

A. A. - Nous jouons ces cycles – qui nous sont très chers – depuis plusieurs années. Nous n’aurions jamais osé les enregistrer avant de les avoir longuement mûris. Etrangement, si ces partitions de Bizet, Fauré, Debussy et Ravel font partie de leurs réalisations les plus connues, elle sont très rarement réunies sur un seul disque. Et le titre signifie que cette musique, que l’on réduit trop souvent au monde de l’enfance, est également une voie vers celui des adultes.

L. B. - J’ajouterai que, quand les enfants jouent, ils le font de manière très sérieuse. Et cette musique doit être prise très au sérieux. Toutes ces œuvres ont été écrites avec beaucoup d’amour, et étaient très chères à leurs auteurs. Pour nous elles signifient que  nous voulons souvent revenir au monde de l’enfance, mais en même temps nous ignorons parfois dans quelle direction nous allons.

 

Vous avez choisi un ordre chronologique, ouvrant votre disque par Bizet, et le terminant par Aubert…

A. A. - Effectivement, mais un ordre chronologique des œuvres et pas des compositeurs. Ainsi, Debussy précède Fauré, bien qu’il soit né après lui, parce que la Petite Suite, composée en 1886-1889 est antérieure à Dolly composée en 1894-97. Mais si on remarque une évolution de l’écriture, en suivant ce parcours chronologique, on se doit de constater que l’écriture de Bizet – qui était un magnifique pianiste ! – est très avancée pour son temps.

Ces œuvres ont un point commun. Elles ont toutes été orchestrées.

A. A. - Et je précise que l’orchestration par Louis Aubert de Feuille d’images est merveilleuse. Du reste, je ne cesse d’envoyer la partition à des chefs pour qu’ils la dirigent ; ce qui est d’autant plus nécessaire que la version orchestrale n’a été enregistrée qu’une seule fois.

Si ces œuvres ont été orchestrées, c’est aussi parce qu’il y a un passage naturel entre le piano à quatre mains et l’orchestre. Orchestration réalisée par les compositeurs eux-mêmes s’agissant de Bizet, Fauré, Ravel et Aubert, ou par un proche de l’artiste (Henri Büsser pour la Petite Suite de Debussy).
 

Pendant l'enregistrement de "Passage secret" en avril 2022 à la salle Colonne © duoberlinskayaancelle

Quelles sont les différences essentielles, selon que vous jouez sur un seul clavier à quatre mains ou à deux pianos ?

A. A. - Si vous avez toute une journée, nous pourrons vous répondre précisément … Plaisanterie mise à part, les deux exigent bien sûr une complicité, mais les différences sont telles qu’il nous est impossible, durant un même concert, d’alterner quatre mains et deux pianos.

L. B. - Le quatre mains est peut être encore plus difficile que le deux pianos, si on veut le faire très sérieusement. Il faut écouter avec une très grande attention toutes les nuances, tous les silences. Et puis il y a le problème de la pédale. Et puis ce n’est pas naturel, physiquement. Pas seulement le partage du clavier. Et pas seulement quand un(e) pianiste est plus grand (e) ou plus gros(se) que l’autre, et prend plus de place. Je ne pense pas seulement au duo Wiener et Doucet en disant cela ! Les quatre oreilles deviennent une seule oreille ! Il y a bien sûr une énorme connivence quand on joue à deux pianos, mais il n’y a pas la même intimité que lorsqu’on se trouve sur un seul clavier.

Quoi qu’il en soit, qu’il s’agisse du deux pianos ou du quatre mains, le travail est double pour les interprètes … Nous étudions chacun de notre côté et nous réunissons une fois que nous considérons que nous sommes chacun au point pour travailler avec l’autre. Nos méthodes sont très différentes pour nous préparer avant de nous retrouver.

A. A. - Et quand j’entends Ludmila répéter, je suis parfois très étonné de sa manière de travailler. Tout ce travail sur l’art de jouer à deux pianos ou à quatre mains, c’est ce que nous cherchons à transmettre, à diffuser, à travers notre festival Piano-Piano (à Rungis, chaque automne), les masterclasses, les académies. Cet art est très exigeant.

Les Jeux d’enfants de Bizet sont d’une grande virtuosité…

A. A. - Oui, c’est très sportif. Et les positions des pianistes ne sont jamais naturelles. C’est une œuvre que nous avons depuis 2017 à notre répertoire.
 

© Sylvain Gripoix

Et la Petite Suite de Debussy ; quelles sont ses difficultés d’exécution ?

A. A. - C’est une musique d’une apparence faussement simple. Tellement transparente, et si simple dans ses mélodies, dans sa construction, qu’on ne se rend pas compte à quel point elle est élaborée. C’est encore un jeune Debussy, encore classique dans son écriture, mais celle-ci est déjà d’un raffinement extrême. Debussy, comme Ravel, a laissé par ailleurs, entre les œuvres originale et les transcriptions, un énorme corpus pour deux pianos.

Pour vous avoir écoutés, chacun en récital, j’ai pu constater à quel point vos jeux sont très différents. Et pourtant ces différences s’effacent quand vous jouez ensemble. Comment expliquer cela ?

L. B. - On peut assimiler cela au jeu du quartettiste (Ludmila Berlinskaya est la fille de Valentin Berlinsky, qui fut le violoncelliste du Quatuor Borodine, l’une des plus importantes formations de l’après-guerre ndlr). C’est le parallèle le plus évident pour nous. Chaque instrumentiste peut avoir un jeu très différent, mais les quatre réunis proposent un son totalement transformé et d’une grande unicité. C’est ce que nous cherchons au piano.

Il y a des liens entre les compositeurs que vous interprétez. Et pas seulement stylistiques.

A. A. - Oui. Ravel, par exemple, était ami avec Louis Aubert, qui a assuré la création –anonyme – des Valses nobles et sentimentales en 1911. Il en est d’ailleurs le dédicataire. Dolly de Fauré a été écrit pour la première fille d’Emma Bardac. Cette dernière est par la suite est devenue la compagne de Debussy. Et ainsi de suite ...
 

Louis Aubert (1877-1968) © DR

On pourrait parler de toutes les œuvres que réunit « Passage secret ». Toutes sont des chefs-d’œuvre. Mais en quoi Ma mère l’Oye se distingue-t-elle ?

L. B. - Il y a un lien très particulier, entre Ravel et l’enfance. Quand on écoute Dolly, aussi belle que soit la musique, de même que dans les autres œuvres, on est dans un cadre plus confortable. Chez Ravel, il y a un mélange de tendresse et d’angoisse. Pour faire référence au titre d’un des morceaux, Ravel nous ramène dans un jardin féerique. Et il dispense tellement d’émotions différentes…

A. A. – On met tout notre cœur quand on interprète ce cycle. Nous nous investissons dans chaque note, chaque silence. Il y a toujours à creuser dans cette œuvre ; elle est d’un tel raffinement, conjugué à une telle simplicité de ton. Ravel voulait d’ailleurs que ce soient des enfants qui l’interprètent. Il y a mille choses à aller chercher tout le temps, que ce soit dans le Petit Poucet, Laideronette, ou tous les autres morceaux. Et le jeu de pédale est tellement difficile…

Terminons avec l’œuvre de Louis Aubert (1877-1968), ce contemporain et ami de Ravel.

A. A. - Nous jouons cette Feuille d’images, une œuvre de 1930 aux titres très évocateurs, Confidence, Chanson de route, Sérénade, Des pays lointains et Danse de l’ours en peluche. C’est un pur chef-d’œuvre.

L. B. - Pur chef-d’œuvre que nous avons de surcroît eu le bonheur de jouer devant des descendants du compositeur.

 

Propos recueillis par Frédéric Hutman le 24 janvier 2024
 

 

(1) « Passage secret » -  1CD Alpha 1024

(2) A propos de Louis Aubert, rappelons que le Duo Berlinskaya-Ancelle nous a offert le premier enregistrement mondial de la Suite brève op. 6, ouvrage daté de 1900 qui figurait au sein d'un programme "Belle Époque" entouré de pages de Chaminade, Koechlin, Hahn, Debussy ( enr. 2018 - 1 CD Melodiya MEL CD 1002563)

Duo Berlinskaya-Ancelle
Œuvres de Bizet, Debussy, Fauré, Ravel, Aubert

22 mars 2024 – 20h30
Paris – Salle Cortot

www.sallecortot.com/concert/sortie-d_album-passage-secret.htm?idr=41413

Photo © Sylvain Gripoix

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