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Une interview de Karine Deshayes – « L’empathie, l’humain sont indispensables pour faire face à cette période compliquée »

Face aux conséquences de la crise du Coronavirus, les artistes lyriques ont fait front commun en créant le collectif UNiSSON. Très impliquée dans cette association et particulièrement préoccupée par le sort des jeunes chanteurs, Karine Deshayes fait le point et trace aussi quelques pistes pour l’avenir.

Vous faites partie, avec de nombreux collègues chanteurs, du collectif UNiSSON, qui s’est constitué suite à l’éclatement de la crise du coronavirus et à l’annonce de la fermeture de toutes les maisons d’opéra. Quels sont ses objectifs principaux ?

Karine DESHAYES : Nous avons publié une lettre ouverte, le 15 mars, qui était une forme de cri du cœur face à l’arrêt de toute la vie lyrique. Elle traduisait les inquiétudes de la profession, confrontée à la perspective de plusieurs mois d’inactivité. Les situations sont très différentes parmi les chanteurs ; nous sommes tous à des niveaux de carrière différents. J’ai vingt-trois ans de métier derrière moi, mais je pense à tous les jeunes chanteurs, y compris ceux qui sortent du Conservatoire – avec cette année un diplôme sur contrôle continu – et vont arriver sur un marché où il n’y a rien.
La crise aura au moins eu un aspect positif : rassembler les artistes lyriques et offrir un espace de dialogue et d’échange car, même s’il y a un aspect pécuniaire – tenir sans rentrées financières pendant plusieurs mois –, la dimension psychologique importe aussi. Il ne fallait pas que les gens restent seuls, d’où l’idée d’un lieu d’échange pour parler et solliciter une aide juridique.
Cette crise nous a démontré qu’il existe une grande variété de statuts parmi les maisons d’opéra. Nous avons découvert des tas de termes techniques – EPIC, EPPC, Régie, etc. –  et pris la mesure des difficultés, des problèmes juridiques parfois très complexes auxquels ces maisons sont confrontées.

Dans un communiqué daté du 14 avril, les membres d’UNISSON disent leur souhait d’ «assurer le respect de [leurs] droit, en veillant à ne pas mettre en danger les institutions qui [les] emploient. Alors que le chômage partiel a été mis en œuvre pour les salariés d’entreprises touchées par la crise, comme les choses se passent-elles chez les chanteurs ?

K.D. : Parmi les chanteurs que regroupe UNiSSON, un peu plus de 200 personnes, on compte 80 % d’intermittents, catégorie à laquelle je n’appartiens pas pour ma part. S’agissant du chômage partiel, la difficulté tient à ce que, dans certaines maisons, du fait des problèmes liés à leur statut juridique, l’application du droit n’est pas possible et le système n’a pu s’appliquer à cause de procédures très compliquées. Cela engendre de grandes inégalités dans les indemnisations – entre 10 % et 100 % du salaire initial. Nous ne négocions évidemment pas directement avec les maisons d’opéra ; nos agents sont en relation avec elles. Ce que les chanteurs souhaitent c’est obtenir un dédit pour pouvoir vivre durant les cinq ou six prochains mois et que de la solidarité s’exprime. Quand les gens sont empathiques et solidaires, il y a évidemment un retour. Nous sommes des artistes ; l’empathie, l’humain sont indispensables pour faire face à cette période compliquée.

Vous avez fait allusion auparavant aux difficultés particulières que rencontrent les jeunes chanteurs dans la crise en cours. Forte de votre expérience, quels conseils leur donneriez-vous pour la conduite de leur carrière ? Quelles initiatives seraient de nature à faciliter leur début de parcours ?

K.D. : Je fais partie des « dinosaures » qui clament qu’il faudrait peut-être un retour des troupes – je dis bien peut-être car ce n’est pas quelque chose que nous exigeons et que l’on peut mettre en place partout. Je pense forcément à l’Opéra de Lyon où j’ai été en troupe pendant quatre ans. Si vous posez la question à Stéphane Degout, Ludovic Tézier ou Paul Gay, ils vous diront la même chose : étant donné que nous étions mensualisés, ça nous a permis de nous concentrer sur l’apprentissage de notre métier à l’abri de nombreuses préoccupations matérielles. Et puis, nous étions en troupe, pas en prison ; nous avions des libertés, le droit d’aller travailler ailleurs – rien à voir avec le système de troupe allemand où l’on est tous les soirs sur un spectacle différent. Ainsi vécue, la troupe est un système très positif, franchement génial pour les jeunes chanteurs – imaginez de quelle aide il serait pour eux dans le contexte actuel ... –, mais aussi pour des artistes en fin de carrière qui, après avoir couru le monde pendant trente ans, ont envie de se poser et faire deux ou trois dernières années au sein du même théâtre – et transmettre leur expérience aux jeunes qu’ils côtoient.
La troupe serait donc l’une des solutions, dans certains cas seulement je le répète. On pourrait aussi imaginer un système de fidélisation. On voit des régions où pas mal de chanteurs vivent non loin de théâtres où ils ne se produisent jamais, ce qui peut sembler assez dommageable.

Autre point essentiel, je m’en rends d’autant plus compte que c’est grâce à ça qu’il y aura une forme de reprise cet été : il faut se diversifier ! Beaucoup de chanteurs ne font que de l’opéra ; il faut aussi donner des concerts, du baroque à la musique du XXe siècle, des récitals, avec un pianiste ou un quatuor à cordes. Il ne faut pas faire de l’opéra non stop car, si comme aujourd’hui les théâtre ferment, on se retrouve sans rien. D’autant que l’opéra et la mélodie sont complémentaires, et leur pratique conjointe extrêmement enrichissante.
 
Quels sont vos projets pour cet été ?

K.D. : Le Festival de Pesaro a été maintenu et j’aurai le bonheur d’y faire mes débuts, le 19 août (1) : un concert avec orchestre sous la direction de Nikolas Nägele. A Orange, Jean-Louis Grinda a tenu à organiser un concert avec piano, le 1er août, auquel je participerai aux côtés d’autres chanteurs. J’ai peut-être encore une perspective de concert au Festival Symphonie d’été de Fouras.
Beaucoup de petits festivals ont maintenu leur programmation, mais tout dépendra évidemment des consignes sanitaires J’espère que d’autres festivals qui ont déjà annulé parviendront à trouver des formules en extérieur ; je me dis que des choses devraient être possibles à Aix-en-Provence tout de même.
Il faut que les chanteurs s’expriment, travaillent et... gagnent un peu leur vie. Nous avons fait beaucoup de choses gratuitement jusqu’ici, mais tout le monde n’a pas une trésorerie d’avance et nombreux sont ceux qui ne pourront pas tenir longtemps comme ça ...

UNiSSON a évoqué la création d’un fonds de solidarité : a-t-il commencé à prendre forme ?

K.D. : Pas pour l’instant. Notre association est toute jeune ; il fallait le temps de la créer, avec des statuts, un compte en banque, etc. Mais je tiens à saluer les initiatives prises par  l’ADAMI pour venir en aide tant à des chanteurs que des instrumentistes. A UNiSSON, notre souhait à long terme serait de créer une réserve pour aider les chanteurs dans des situations telles que celle que nous traversons aujourd’hui.

Propos recueillis par Alain Cochard, le 1er juin 2020

(1) www.rossinioperafestival.it/archivio/anno-2020/concerto-deshayes/

Suivre le collectif UNiSSON :
sur Twitter : @UNiSSON_asso
sur Facebook : https://www.facebook.com/UNiSSON-Association-111269980543505/

Photo © Aymeric Giraudel

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