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Une interview de Jérôme Fruchart, violoncelliste membre de l’Orchestre Royal du Concertgebouw d’Amsterdam / Mahler-Festival Leipzig 2023 – « Quand on entre dans un tel orchestre, on pénètre tout d’abord dans un bâtiment »

 
 
Les mahlériens brûlent d’impatience ! Du 11 au 29 mai, Leipzig accueille un Festival consacré à l’auteur de la Symphonie « Titan », compositeur qui séjourna deux ans (1886-1888) dans une ville marquée par la présence de Bach, Schumann ou Mendelssohn – et où Wagner a vu le jour ... En un peu plus de deux semaines se succéderont des orchestres et des chefs parmi les plus importants du moment, à commencer bien évidemment par le Gewandhausorchester. Sous la direction du jeune maestro tchèque Petr Popelka, il ouvrira le ban avec Die drei Pintos de Weber (opéra inachevé que Mahler compléta en 1887) en version de concert (les 11, 12 & 14 mai), avant de retrouver son directeur musical, Andris Nelsons, pour prendre part à l’intégrale des 10 Symphonies (n° 2 les 18 & 21 mai ; n° 8 les 26, 28 et 29 mai), partagée entre diverses phalanges prestigieuses. Parmi celles-ci, l’Orchestre Royal du Concertgebouw d’Amsterdam interprétera la 5ème, sous la direction de Myung-Whun Chung, le 20 mai. Concertclassic en a profité pour poser quelques questions au violoncelliste Jérôme Fruchart (photo), l’un des membres français d’une formation dont la tradition mahlérienne n’est plus à dire.
 
 
Quel a été votre parcours jusqu’à l’entrée dans l’Orchestre du Concertgebouw en 2010
 
Je suis né et ai grandi à Paris. L’enseignement que j’ai suivi a tout d’abord été français, puis je suis allé étudier à Vienne, et enfin à Helsinki avec Arto Noras. Durant deux ans, j’ai joué dans l’Orchestre de l’Opéra de Paris. L’Orchestre du Concertgebouw compte majoritairement des musiciens hollandais, mais on trouve aussi des musiciens d’une vingtaine de nationalités différentes, dont quelques Français.
 
Comment intègre-t-on un tel orchestre ?
 
Par concours, comme dans beaucoup d’autres orchestres, que ce soit en France ou en Allemagne ; un concours en trois tours en l’occurrence. Après qu’on a été sélectionné, les autres instrumentistes ont leur mot à dire. Il y a un comité composé de 20 à 30 musiciens et, au sein de celui-ci, vont plus particulièrement juger ceux qui jouent le même instrument que l’interprète qui doit être choisi.
 

Willem Mengelberg (1871-1951)
 
Le 20 mai prochain, « votre » orchestre donnera la Cinquième Symphonie de Gustav Mahler, sous la direction de Myung Whun Chung. Parlez nous de la tradition mahlérienne de l’orchestre ...
 
Cette tradition a commencé avec Gustav Mahler lui-même, qui est venu diriger l’orchestre à la demande de son chef de l’époque, Willem Mengelberg. Ils étaient très amis. Le public d’Amsterdam fut un des premiers publics à apprécier la musique du compositeur. On sait, en particulier par sa correspondance avec Alma, que Mahler fut très touché par cet accueil.
Puis Mengelberg a contribué très fortement à populariser sa musique. Il a été directeur musical de l’orchestre de 1895 à 1945. Mengelberg était très attaché à la création d’œuvres de son temps – Mahler, Debussy, Ravel,  Bartók, entre autres –  mais  a également instauré des traditions, comme celle de donner chaque année les passions de Bach au Concertgebouw d’Amsterdam. Nous venons, du reste, de donner la Saint Matthieu.
 
Comment s’est passée votre intégration au sein de cet orchestre, au son si caractéristique ?
 
Quand on entre dans un tel orchestre, on pénètre tout d’abord dans un bâtiment – Concertgebouw signifie salle de concert en néerlandais. Son architecture a contribué à façonner le son de l’orchestre. La salle influe sur le jeu ; c’est une salle très généreuse. Quand vous entrez dans un tel collectif de musiciens, vous êtes obligé de vous fondre dans une masse sonore. J’ai d’ailleurs remarqué que mon jeu a évolué depuis que je joue au sein de l’orchestre. Il s’est intrinsèquement lié à la salle.
 

Bernard Haitink

Bernard Haitink (1929-2021) © Clive Barda
 
Quand on évoque la musique de Mahler, on ne peut, bien sûr, s’empêcher de penser à un de vos grands directeurs musicaux, Bernard Haitink, présent en cette qualité de 1961 à 1988 ...
 
Bien sûr, je suis arrivé au sein de l’orchestre après qu’il en a été directeur musical, mais, s’agissant de Mahler, j’ai eu la chance de jouer à plusieurs reprises sous sa direction la Neuvième Symphonie.
Haitink faisait partie de ces grands chefs, restés grands jusqu’au bout. L’âge n’a pas eu de prise sur lui. Il maîtrisait à la perfection des compositeurs tels que Brahms, Bruckner, Mahler. Avec lui, nous avions le sentiment d’approcher une certaine vérité de l’œuvre.
 
Il est un domaine très mystérieux pour nous : qu’est ce qu’un grand chef apporte à un orchestre tel que le vôtre ?
 
Croyez bien que ce phénomène est également mystérieux pour nous !  Pour en revenir à Bernard Haitink, il mettait tous les musiciens à l’aise. Avec une battue très claire, très précise. Chacun s’y retrouvait très facilement. Si vous l’aviez interviewé, il vous aurait certainement parlé des aspects métaphysiques ou philosophiques de la musique de Mahler. Mais pendant les répétitions, les choses prenaient un aspect plus pratique, pour que la musique avance, et que tout s’emboîte parfaitement. Le message musical, avec un tel chef, survenait presque naturellement ; la musique revêtait une évidence. Et l’auditeur était immédiatement touché. Avec un tel chef, les musiciens donnent le meilleur d’eux-mêmes.
 
Interpréter une symphonie de Mahler semble être une épreuve physique pour les musiciens, par ses difficultés techniques, et par la longueur de l’œuvre, jamais moins d’une heure ...
 
C’est tout de même moins long qu’un opéra ! Mais la difficulté principale se situe sur la plan de la concentration. Et puis ce sont des œuvres qui requièrent un très grand investissement émotionnel et humain.
 

Myung-Whun Chung © DR

L’Orchestre du Concertgebouw donnera bientôt à Leipzig la Cinquième Symphonie, sous la direction de Myung-Whun Chung. Une des œuvres les plus célèbres du compositeur, popularisée, entre autres, bien sûr, par le film « Mort à Venise » ... 

C’est un chef qui nous a beaucoup dirigés, Il fait partie des fidèles. Il y a une vraie collaboration avec lui. Il devient chaque fois meilleur, et il possède beaucoup de charisme.
 
Mahler est aujourd’hui l’un des compositeurs les plus joués par les orchestres symphoniques. Mais si votre orchestre a été un des pionniers de l’interprétation de ses œuvres, sa popularité remonte surtout au début des années soixante, due en particulier à des chefs tels que Leonard Bernstein
 
Oui, la reconnaissance de Mahler en tant que compositeur est surtout posthume. En son temps, il était surtout connu comme l’un des plus grands chefs de l’époque. Il composait principalement l’été. En tant que compositeur il est allé très loin. Daniel Harding, qui nous dirige fréquemment, aime à dire que si Mahler avait vécu dix ans de plus, il aurait composé Lulu. Le public de son temps n’était sans doute pas prêt à accepter la modernité d’œuvres telles que sa Neuvième Symphonie ou l’Adagio de la Dixième.
 

Jérôme Fruchart et Mariss Jansons (1943-2019) © Renske Vrolijk/Concertgebouworkest

Un autre grand directeur musical du Concertgebouw fut le très regretté Mariss Jansons ...
 
Il a été directeur musical de l’orchestre de 2004 à 2015 ; j'y suis entré en 2010. Il nous a laissé de grands souvenirs et, très souvent, nous l’évoquons entre nous. Il conjuguait une profonde humilité face à la musique et une admirable personnalité. Mariss Jansons portait une grande attention aux musiciens de l’orchestre. Il est parti beaucoup trop tôt.
 
Propos recueillis par Frédéric Hutman le 11 avril 2023
 

Photo ©
 
Festival Mahler à Leipzig
Du 11 au 29 mai 2023
www.gewandhausorchester.de/en/mahler-festival/

Site de l'Orchestre Royal du Concertgebouw d'Amsterdam : www.concertgebouworkest.nl/en

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