Journal

Une interview d'Alain Altinoglu, chef d’orchestre – « La voix reste un mystère »

Rien n'arrête Alain Altinoglu ! Chef d'orchestre tourbillonnant à l'agenda surchargé, ce musicien passionné, grand amateur de voix, poursuit une irrésistible attention depuis plus de quinze ans. Actuellement à l'affiche de Don Giovanni à la Bastille (jusqu'au 14 février), il est attendu à Zürich en mars pour une création, avant de débuter successivement au Royal Opera House de Londres  (Don Giovanni encore) et à Bayreuth avec Lohengrin l’été prochain. Malgré de « folles journées » nous sommes parvenus à l'arrêter dans sa course et à lui poser quelques questions auxquelles il a répondu avec chaleur et disponibilité.
 
Vous dirigez actuellement une reprise du fameux Don Giovanni de Mozart mis en scène par le cinéaste Michael Haneke à la Bastille, une production particulière qui demande beaucoup aux interprètes et à l'orchestre. Vous a-t-il été facile de succéder à Sylvain Cambreling et à Philippe Jordan et de vous glisser dans ce spectacle au concept fort  ?
 
Alain ALTINOGLU : Je pense que cela a été plus dur pour Philippe et moi que pour Sylvain Cambreling qui a participé à la création. J'aime énormément travailler sur une nouvelle production car on discute, on se fâche et on échange. La reprise d'un spectacle nous met devant le fait accompli sans savoir vraiment ce que voulait le metteur en scène et encore Philippe a pu côtoyer Haneke qui s'était déplacé en 2012, ce qui n'a pas été le cas cette fois-ci : nous avons d'ailleurs préféré inscrire mise en scène « d’après Haneke ».
Nous disposons ici d'une distribution différente car totalement renouvelée et le fait que rôle-titre ait été confié à Erwin Schrott n'a rien à voir avec la version d'origine. Pour ce qui concerne ma partie, j'ai quelques frustrations d'ordre musical et technique : par exemple au moment où les trois orchestres se superposent à la fin du 1er acte, ils jouent normalement en coulisse, mais ici ils sont sonorisés, ce qui n'est pas écrit dans la partition.
 
Je comprends mieux les silences ajoutés aux récitatifs car j'ai l'habitude de les accompagner moi-même et d'improviser, comme cela se faisait à l'époque. On peut prendre l'option du temps qui se dilate quand le silence est vécu. Par ailleurs, il me manque l'aspect métaphysique à la fin de l'ouvrage : qu'Elivra tue son ex mari, pourquoi pas, mais le balancer par la fenêtre et limiter le retour du Commandeur à quelqu'un qui prend un micro pour faire peur à Don Giovanni me chagrine un peu.
 
C'est la première fois que Peter Mattei, personnage central autour duquel la lecture de Haneke s'est construite, n’incarnera pas Don Giovanni. Comment avez-vous fait pour maintenir l'esprit, la tonalité, défendue à l'origine par cet interprète et son metteur en scène ?
 
A.A. : Quand Nicolas Joel a choisi Erwin Schrott pour interpréter le rôle, nous savions tous que ce ne pouvait plus être exactement ce qui avait été montré au départ. J'ai dirigé Faust avec lui - il interprétait Méphisto - et il est très difficile de ne pas voir sa personnalité derrière un personnage, car il est très exubérant. Peter Mattei est un excellent comédien que l'on peut trouver froid, alors qu'Erwin fait penser à un animal sauvage : il faut savoir qu'il a beaucoup chanté Leporello et qu'il aime le côté bouffe de l'œuvre. Pour moi qui doit veiller à homogénéiser l'ensemble, je dois reconnaître que jouer Mozart à la Bastille est une aberration et je suis heureux que Stéphane Lissner ait décidé d'abandonner cette pratique. C'est un trop grand vaisseau, l'orchestre doit remplir la salle tout en trouvant un son qui puisse convenir aux chanteurs et être perçu par le public sans trop de compromis : c'est une gageure.
 
Don Giovanni est le premier opéra que vous avez dirigé à la demande de Jean-Claude Malgoire à Tourcoing en 2001. Quel souvenir gardez-vous de ce premier contact avec l’œuvre de Mozart et qu'est-ce qui a changé depuis dans votre le lecture de ce dramma giocoso ?
 
A.A. : Le fait de l’avoir dirigé d'abord sur instruments d'époque a été très instructif et mon rapport au jeu s'est vu immédiatement modifié. Ces dernières années j'ai joué les Da Ponte à Vienne, où la tradition est toujours très présente et où la manière de jouer reste naturelle. On y interprète Mozart par instinct, avec des cordes dont le son n'est jamais maigrelet et où l'on perçoit une chaleur particulière, même si cet orchestre est habitué à s'adapter aux différentes pratiques. J'ai donc changé ma manière de voir Mozart et j'essaie de faire le lien entre les deux. Bien sûr chaque orchestre est différent et mon approche sera sans doute autre dans quelques mois, pour me débuts à Londres toujours avec Don Giovanni.
 
Diriez-vous comme Colin Davis qui avait du remplacer au pied levé Giulini pour diriger Don Giovanni avec l'équipe de l'enregistrement Emi en 1959, que Don Giovanni, à la différence des Nozze di Figaro, « est un opéra impossible physiquement, mentalement et émotionnellement épuisant et que l'on peut prendre plaisir aux Nozze même si la représentation est mauvaise, alors qu'un Don Giovanni raté, c'est l’enfer pour tout le monde ? »
 
A.A. : C'est vrai...(rires) ! D'un point de vue technique et de mise en place, Don Giovanni est plus difficile que les deux autres : son orchestration est très complexe. Quand la soirée part mal cela peut vite devenir un enfer. Le tempo organique est très difficile à maîtriser, il faut savoir le gérer et trouver la bonne distance, comme avec Tristan und Isolde, il faut éviter d'être submerger par l’émotion.
 
Avant de vous consacrer à la direction d'orchestre, il y a eu la rencontre et l'étude du piano grâce à votre mère et surtout la découverte de la voix humaine pour laquelle vous avez manifesté très tôt un vif extrême. Qu'est-ce qui dans cet instrument vivant, fragile et fort en même temps vous touche ?
 
A.A. : La voix est, comme vous le dites, ce que l'on a en nous de plus intime ; les chanteurs les plus touchants nous atteignent sans filtre et leur voix sont alors le reflet de leur âme. Et puis chaque timbre est différent. Certains pianistes vous tirent les larmes, mais j'aime la souplesse de la voix. Le piano est un instrument de percussion, alors que la voix et son legato apportent une continuité incroyable que seul le violon peut imiter grâce aux cordes et à l'archet. La voix reste un mystère et demeure unique ; je ne m'en lasse pas.
 
Vous avez intégré la classe d’accompagnement vocal du CNSMDP, assisté cinq ans Christiane Eda-Pierre, avez été cinq ans professeur de la classe d’ensemble vocal, êtes devenu chef de chant, collaborateur de nombreux chefs aux répertoires très différentes (Salonen, Conlon, Malgoire, Boulez Prêtre ou Plasson), avant de devenir assistant chef d'orchestre. Quelles étaient vos ambitions en occupant ces postes ? Saviez-vous intimement où vous arriveriez ?
 
A.A. : Non pas du tout. C'est l'accumulation de plusieurs choses en même temps. La musique était là mais j’étais également fort en maths et ne savais pas quoi en faire. Petit je lisais les partitions d'orchestre de mon grand-père et j'ai très tôt réalisé une foule de transcriptions, puis j'ai travaillé dans l'opéra, rencontré des chefs superbes et différents et me suis senti frustré, comme de nombreux chefs de chant qui travaillent dans l’ombre, préparent les instrumentistes et dont on ne sait rien. J'ai ainsi commencé à avoir des idées et ai constaté que dans certains cas j'aurais pu faire mieux. J'ai donc proposé d’être assistant pour la création de K de Manoury.
 
Les choses se sont précipitées le jour où vous avez remplacé Dennis Russel Davies pour une représentation à la Bastille. Pour être un chef respecté avez-vous du montrer immédiatement aux musiciens que vous étiez le patron ?
 
A.A. : Ce n'a pas été le cas ici, car j'avais un rapport particulier avec eux, je travaillais à leur côté depuis longtemps comme souffleur sur Guerre et Paix, Les Maîtres Chanteurs ou Le Nain, ils me connaissaient, certains étaient des copains et étant l'assistant du maestro Russel Davies, Hugues Gall est venu me demander de le remplacer le plus simplement du monde. J'étais tout de même timide, mais je savais qu'il fallait montrer une certaine autorité. Je ne savais pas si ça allait marcher et si lorsque mon bras allait descendre, l'orchestre allait jouer en même temps. J'ai évidemment été bizuté, le spectacle a été retardé et avant de débuter ... Je me souviens encore de la sensation, du geste, tout à coup soixante musiciens ont répondu à ma demande par un énorme pizzicato : c'était grisant. Il faut faire attention d'ailleurs, car l'on exerce un pouvoir incroyable sur les gens à ce poste et nous devons l'utiliser à bon escient pour servir une œuvre.
 
Votre répertoire lyrique et symphonique s'est évidemment étoffé avec le temps puisque vous êtes amené à diriger un peu partout le répertoire et la musique contemporaine. J'aimerais vous faire réagir à une phrase dite par Georges Prêtre : « Etre chef d'orchestre c'est facile, on peut faire semblant. Mais le métier d’interprète lui, ne s'apprend pas. Il n'y a pas d'école. C'est un don que vous possédez ou pas ». Qu'en pensez-vous ?
 
A.A. : C'est vrai, car les orchestres ont pratiquement tous aujourd'hui un excellent niveau et ceux qui peuvent jouer sans chef sont nombreux. Ce n’était pas le cas il y a cinquante ans : si le chef n'était pas bon on allait dans le mur. Désormais sur un répertoire traditionnel, les orchestres possèdent un niveau élevé. Il est en effet facile de faire croire que l'ont est un bon chef, mais atteindre le niveau ultime de l'interprétation, toucher le cœur du public, est bien plus compliqué. Ce qui compte c'est ce que nous devons transmettre aux auditeurs, des sentiments, des impacts. Et pour avoir travaillé souvent avec des compositeurs, c'est ce qu'ils souhaitent en priorité alors que l'on agit parfois à l'inverse : jouer un son droit, aigre, acide, est-ce vraiment ce que voulait faire passer d'abord le compositeur ? Pas sûr. Là ou Georges à raison, c'est que n'importe qui peut se mettre devant un orchestre, il répondra, mais atteindre une sorte de perfection, c'est autre chose.
 
Parmi vos nombreux engagements vous retrouverez à nouveau cette saison Jonas Kaufmann pour Manon Lescaut en juillet à Munich, avec lequel vous avez joué Carmen et Werther au Met, Faust à Vienne et venez de diriger en décembre dernier à Munich, toujours dans Manon Lescaut. Si le fait de reprendre régulièrement une œuvre vous aide à mesurer votre propre évolution, qu'est-ce que vous apporte celui de retrouver des artistes dont vous vous sentez proches ?
 
A.A. : Avec Jonas c’est fou, car à son niveau il progresse toujours, se remet en question du point de vue vocal comme de l'interprétation. On pourrait croire qu'à ce stade de sa carrière les choses varient peu et pourtant à chaque fois que je le retrouve je constate qu'il a progressé et c'est un immense plaisir. C'est un magnifique chanteur qui s’adapte aux autres et qui marie un instinct très fort à un intellect brillant.
Avec Hans Neuenfels sur Manon Lescaut, cela n'a pas été facile et nous avons tous failli partir après le départ d'Anna Netrebko. Lorsque nous avons découvert que le décor était totalement ouvert, que les chanteurs devaient chanter au fond du plateau, de dos et qu'au 4ème acte, un carré au centre censé représenter le désert, absorbait le son, nous avons menacé de quitter la production. Les choses se sont arrangées, quelques compromis ont été trouvés, mais ce n'était pas optimal. Heureusement à la reprise en juillet prochain il ne sera pas là ...
 
Pouvez-vous nous dire quelques mots de l’opéra de Christian Jost intitulé Rote Laterne, que vous allez créer à Zürich en mars prochain ?
 
A.A. : C'est quelqu'un qui a l’habitude de l'écriture vocale, qui a composé un Hamlet pour le Komische Oper, qui écrit très bien, de façon lyrique, pas tonale, avec des harmonies ; il utilise beaucoup de percussions ce qui illustre bien l’esprit du roman chinois qu'il a adapté (Epouses et concubines) qui raconte l'histoire d'un huis-clos terrible entre un mari, ses nombreuses femmes et la dernière qui n'est pas acceptée : c'est assez glauque et pesant, un vrai drame. J'adore faire des créations car il est capital de défendre nos compositeurs vivants.
 
Parmi le projets qui doivent vous tenir les plus à cœur cette saison, vos débuts à Bayreuth avec Lohengrin, 57 ans après André Cluytens, qui avait dirigé sur la Coline verte Rysanek, Konya, Blanc et Gorr. Il ne s'agit pas de votre premier Wagner puisque vous avez dirigé Fliegende Holländer à Zürich et Londres en 2012 (avec Terfel et Kampe dans une mise en scène de Homoki ; un DVD à paraître chez DG ces jours-ci). Avez-vous pu à l'image de Philippe Jordan qui a fait ses débuts en 2012 avec Parsifal, effectuer quelques repérages avant le grand saut et plus généralement comment vous préparez-vous physiquement et mentalement ?
 
A.A. : J'y suis allé une fois, l'été dernier, pour assister à une répétition de Siegfried dirigée par Kirill Petrenko et me suis tassé dans les places réservées au fond de la fosse, derrière les tubas :  je voyais Kirill diriger comme si deux mondes coexistaient, celui des vents en bas et des cordes en haut, le tout étant dominé par le chef-Wotan. L’acoustique est terrible, il fait une chaleur insupportable, et on n’entend rien.
De temps en temps une voix de soprano nous parvient de très loin alors que les tubas sonnent très fort. Je me souviens qu'à un moment le chef a arrêté les musiciens et demandé plus de transparence. Il a repris, les tubas m'ont déchiré les tympans et j’ai entendu de loin : Fantastisch ! Incroyable ! Le son ne sort que par le trou situé entre la scène et la capote et il est d'abord projeté sur scène avant de repartir dans la salle. C'est vraiment très particulier. J'en ai parlé avec Boulez et Levine m'a expliqué que pour Lohengrin au moment où tout les choeurs sont sur scène à la fin du 2, je vais donner le départ, mais chaque chœur sera dirigé en coulisse par un chef et tout sera légèrement décalé. Nous verrons bien ! Je suis chanceux c'est vrai, mais je travaille pour y arriver et transmets aux jeunes ce que l'on apprend sur le tas, en écoutant les anciens et en pratiquant. Bayreuth est un moment important, mais la saison suivante je ferai mes début à Salzbourg avec le Philharmonique de Vienne et dans du Mozart : c'est également fabuleux.
 
Propos recueillis par François Lesueur, le 16 janvier 2015
 
Mozart : Don Giovanni
20, 23, 25, 28 janvier et 2, 5, 11 et 14 février 2015
Paris – Opéra Bastille
www.concertclassic.com/concert/don-giovanni-de-mozart-7

Site d'Alain Altinoglu : www.alainaltinoglu.com

 
 Photo © Fred Toulet

Partager par emailImprimer

Derniers articles