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​Sélim Mazari en récital dans la Saison Sinfonia à Périgueux – Piano total – Compte-rendu

L’activité de Sinfonia ne se limite pas à la période du festival, fin août. Depuis 2008, la manifestation périgourdine, placée sous la direction artistique de David Théodoridès, comporte aussi une saison, axée sur le piano et la musique de chambre, qui, de novembre à mai, propose un concert par mois dans cadre de l’Auditorium du Centre départemental de la Communication de Périgueux. Sans avoir été aucunement destiné à la musique (il s’agit d’une salle de conférences et de projection), ce lieu possède une acoustique remarquable – chaleureuse, équilibrée, sans la moindre sécheresse –, qui, ajoutée à la qualité artistique de la programmation, contribue au succès public d’une série dont les fidèles, nombreux, font parfois beaucoup de kilomètres pour y assister. Ils auront été ô combien ! récompensés avec la venue de Sélim Mazari (photo).

Le jeune pianiste français (né en 1992) a signé il y a peu un admirable disque Beethoven (Mirare, Disque de la Semaine de Concertclassic) (1) comportant en particulier une version des Variations Eroica op. 35 appelée à faire date. Elles aussi incluses dans l’enregistrement, les Variations sur « Das Waldmädchen » WoO 71 ouvrent le récital ; il est passionnant de voir combien, en l’espace des quelques mois écoulés depuis l’enregistrement, la conception a évolué et mûri. Ouvrage plein de « souvenirs et de prédictions », pour reprendre une formule fameuse, que cette réalisation de jeunesse. Mazari ne néglige certes pas les premiers, toujours conscient de l’élégance classique dont l’ouvrage est empreint – quelle fluidité, quel chic dans les traits ! – mais parvient à densifier, à tendre le discours par un sens contrapuntique très affirmé. Ses « Waldmädchen » paraissent littéralement aimantées par la suite du programme : les Variations Eroica. Autre paire de manches ...

L’Opus 35 est aristocratique, au sens propre du terme ; il réserve son seuil à quelques rares interprètes : Mazari est de ceux-là. Il suffit de l’accord initial pour le comprendre : rien d’asséné, de plaqué sous ses mains, mais un matériau sonore vivant, ouvert, en expansion, vibrant d’une multitude de potentialités ... Passé ce cap, une véritable plongée en apnée commence. Il faut être un très grand musicien et pianiste pour assumer, avec une aussi fantastique énergie, le foisonnement de détails, la mobilité d’humeur de la partition, sans manquer à un seul instant d’oxygène, et conserver une telle force jubilatoire pour le Finale alla Fuga : la promesse de l’accord initial est tenue et s’épanouit là avec une rare évidence – et quel doigts ! Cette conclusion – à trois voix –, assumée de manière aussi totale que ce qui l’a précédée, semble tendre la main à la Fuga a tre voci de la « Hammerklavier ».
 

© Caroline Doutre

Changement de répertoire après la pause avec Enesco et deux pièces tirées de la Deuxième Suite op. 10. De la Toccata, Mazari sait rendre la dimension majestueuse, réclamée par l’auteur, tout en offrant une approche aussi allante que fouillée. Quelle profondeur du son, quel souffle orchestral ! On n’est pas moins séduit par la Pavane, épisode merveilleux que l’interprète restitue avec une grande délicatesse des couleurs, donnant l’impression d’en suspendre le déroulement dans l’espace.  

Si elle peut surprendre sur le papier, la transition confiée au musicien roumain fonctionne idéalement entre Beethoven et Prokofiev. La Sonate n° 6 du Russe constitue un autre beau défi pour Sélim Mazari. Encore une fois, il assume en totalité, de bout en bout, sa vision de la partition. La part que la tradition du piano russe a occupée dans sa formation (grâce à B. Engerer, D. Alexeev et A. Kouyoumdjian) aide sans doute comprendre la démarche de l’interprète, toujours mu par une vraie nécessité intérieure et exempt de narcissisme sonore.
Il s’empare de la première des trois « Sonates de Guerre » du Russe et, d’emblée, on comprend qu’il ne se laissera pas piéger par un quelconque emballement de la mécanique. Pas de tape-à-l’œil, de vitesse pour la vitesse façon Prokofiev-de-concours ! Maître de son sujet, il tire au maximum parti des variations de dynamique pour accuser le caractère visuel de l’Allegro moderato initial. La dimension chorégraphique est assumée dans l’Allegretto, mais la tension demeure. Le troisième mouvement, remarquable, prend l’allure d’une valse hantée, avant un Vivace d’autant plus saisissant que, même dans les moments les plus extrêmes, Mazari tient toujours fermement la bride. On a du mal à croire que la Sonate en la majeur n'est entrée à son répertoire qu'en fin d'année dernière ... Vivement les Sonates nos 7 et 8 !
En bis l’Allegro vivace de la 16ème Sonate op. 31 et la Bagatelle op. 33/5 de Beethoven apportent une conclusion débordante de peps, d’humour et d’étonnement.

Quant à la saison de Sinfonia, elle se poursuit en beauté avec Claire Désert (13/03) – qui peut s’enorgueillir de compter Sélim Mazari parmi ses anciens élèves –, Marc Coppey et Peter Laul (9/04), Nicholas Angelich (15/05) et, enfin, l’ensemble Les Surprises de Louis-Noël Bestion de Camboulas (29/05), à l’orée d’une résidence de trois ans à Sinfonia.

Alain Cochard

 
Périgueux, Centre départemental de la Communication, 14 février 2020 // sinfonia-en-perigord.com/la-saison-grands-interpretes/index.php
 
Photo © Caroline Doutre
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