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« Regards de femmes » au 41e Festival de la Roque d’Anthéron (Marie-Catherine Girod, Celia Oneto Bensaid, David Kadouch) – La journée des compositrices – Compte-rendu

Le Festival de la Roque d’Anthéron a décidé de faire place aux compositrices cette année lors d’une journée « Regards de femmes », et partant de combler les amateurs de répertoires rares. Quoi de plus légitime pour l’ouvrir qu’un récital de Marie-Catherine Girod (photo), interprète pionnière en ce domaine s’il en est ? Depuis le début de son parcours, la pianiste n’a cessé de conjuguer la fréquentation d’opus célèbres avec, pour reprendre ses mots, un « vagabondage musical », une curiosité toujours en éveil qui l’ont amenée à défendre nombre de partitions oubliés. Les Sillages de Louis Aubert ou les Clairs de lune d’Abel Decaux, pour se limiter à ces deux exemples (enregistrés en 1990) (1), prouvent que l’artiste a montré, il y a longtemps déjà, une voie que de jeunes interprètes empruntent aujourd’hui, ce dont on ne peut que se réjouir. Plus récemment, elle a confié aux micros des compositions de Gabriel Dupont pour le label Mirare, sous lequel elle publie à la fin de ce mois un programme « Regards de femmes » (2) qui inspire son récital à La Roque.
  
Regards de femmes
 
La Romance variée op. 3 de Clara Schumann ouvre une promenade musicale toute féminine avec une idéale simplicité, entre lyrisme et échos du style brillant. L’art de la miniature, l’aptitude de l'interprète à saisir instantanément le caractère du morceau s’expriment, là comme dans deux pièces de Cécile Chaminade : Automne (deuxième des six Etudes de concert op. 35), qui enchaîne sans heurt mélancolie et virtuosité, et la délicieuse Toccata op. 39, bondissante et spirituelle à souhait. La légèreté du toucher ravit l’oreille dans les Dancing Leaves op. 102/2 d’Amy Beach, tandis que la Scottish Legend op. 54/1 de la compositrice américaine prend l’allure d’un conte musical aussi bref que charmeur.
 

Marie-Catherine Girod © Valentine Chauvin
 
Empli de tendresse, le Prélude op. 10 de Mel Bonis mène à l’une des Femmes de légende de la compositrice française, Mélisande op. 109, dont l’interprète traduit l’ondoyante poésie avec autant de souplesse que d’art du timbre – ce qui ne souligne que mieux combien cette partition de 1898 préfigure les Reflets dans l’eau debussystes de ... 1905 !
 Si la Mélisande de Bonis n’est plus une inconnue, Marie-Catherine Girod nous révèle en revanche l’art de Jeanne Barbillion – une élève de d’Indy à la Schola, disparue presque centenaire (1895-1992) – dont elle présente le diptyque Provence : un Bord de mer pétri d’étrangeté, quasi fantomatique par endroits, dont les voix intérieures ressortent parfaitement ici, suivi d’une Fête de soleil enivrée de lumière.
Une splendide découverte, au même titre que les Six Préludes de la Néerlandaise Henriëtte Bosmans (1895-1952), cahier qui illustre un art consommé de la forme brève et parvient à une rare force d’émotion dans un lancinant Cantando e dolente (le n°5).
 
On revient au XIXe siècle en conclusion, avec d’abord la Cavatine de Norma, première des Italiennes op. 14 de Louise Farrenc, que M.-C. Girod fait chanter et pétiller avec un chic fou, avant de retrouver une compositrice particulièrement chère à son cœur : Fanny Hensel-Mendelssohn. La finesse de jeu, l’élégance, le lyrisme qu’elle apporte aux Quatre Lieder ohne Worte op. 8 nous font espérer qu’après une magnifique intégrale du piano de Felix Mendelssohn (3), elle enregistrera de la musique de sa sœur. Fanny, à laquelle revient le bis : la Mélodie op. 4/2, expressive et pudique sous des doigts inspirés. 
Un moment de musique d’autant plus magique que – c’est un des avantages de la covidienne période actuelle et, espérons-le, un de ses acquis – aucun entracte n'est venu en rompre le charme.
 
Femmes de légende
 
La remarque vaut autant pour les deux récitals à suivre, avec d’abord Celia Oneto Bensaid à l’Espace Florans (une scène de plein air avec appoint de sonorisation). Depuis le début de son parcours, la pianiste montre une réjouissante originalité dans ses choix de répertoire. Après la musique américaine et un étonnant programme Glass-Ravel-Pépin, elle retrouve La Roque dans des pages de Mel Bonis, Marie Jaëll et Camille Pépin.
Quatre des sept Femmes de légende de Bonis ouvrent le récital. Sensualité, onirisme, délicatesse des coloris, Mélisande montre une interprète au cœur de son sujet, comme pour Desdémone, nostalgique à souhait. Familière de l’univers de la mélodie (elle forme un exemplaire duo avec la soprano Marie-Laure Garnier), la pianiste déploie un jeu d’une grand vocalité, très suggestif : on est séduit par une entêtante Ophélie dont elle sonde avec expressivité les basses pleines mystère, avant que Viviane ne s’élance, lumineuse et mutine.
 

Celia Oneto Bensaid © Valentine Chauvin
 
Les Dix-huit Pièces pour piano d’après une lecture de Dante (1894) de Marie Jaëll (1846-1925) occupent depuis un moment déjà Celia Oneto Bensaid. Cette partition étonnante – construite à partir de quatre notes et qui préfigure bien des conquêtes des minimalistes du XXe siècle – ne connut aucun succès en son temps, à la grande déception d’une artiste que cette déconvenue éloigna de la composition. Des trois parties du cycle (Ce qu’on entend en enfer, Ce qu’on entend dans le purgatoire, Ce qu’on entend dans le paradis), la pianiste offre un large aperçu (Poursuite, Appel, Dans les flammes, Blasphème pour le premier, Pressentiments, Remords, Maintenant et Jadis, Obsession pour le deuxième et, enfin, Hymne et Voix célestes côté paradis).

Saisissante Poursuite, plongée dans les ténèbres avec le sinistre et lancinant point d’interrogation d’Appel : Celia Oneto Bensaid nous embarque dans un formidable voyage et, malgré une météo venteuse qui ôte un peu de son relief dynamique à la musique, on se laisse prendre par une écriture à la fois répétitive et variée, admiratif d’une interprète aussi convaincante dans le tumulte – maîtrisé ! – des Flammes infernales, que dans le troublant dépouillement des Pressentiments, la tourmente intérieure des Remords, ou encore la transparence éthérée de deux pièces paradisiaques dont elle raffine le coloris. Espérons que l'artiste nous offrira bientôt une occasion d’entendre dans son intégralité le cycle Dante de la compositrice alsacienne : il le mérite !
Le répertoire contemporain conclut avec Number I (2020) (3) de Camille Pépin, servi avec une palette sonore variée, avant trois bis : Un Sospiro de Liszt, intense mais sans pathos, avant deux Bonis entomologiques : Les Papillons et Le Moustique –  des délices de légèreté et d’humour !
 
Madame Bovary
 
Un peu de parité ne faisant aucun mal, c’est un pianiste, David Kadouch – un habitué de La Roque –, qui a rendez-vous en soirée avec le public de l’Auditorium du Parc pour un programme « Madame Bovary » au cours duquel il « rend hommage aux compositrices et musiciennes du temps de Flaubert à travers le destin de sa plus célèbre héroïne : Emma Bovary ». (5) Les créatrices se taillent une large part du gâteau, mais Chopin, Delibes et Liszt sont eux aussi conviés. Quatre numéros de Das Jahr (L’Année), splendide cahier (daté de la fin 1841) de Fanny Mendelssohn ponctuent le programme – Mai, Septembre, Juin, Mars –  et, par la finesse et la sensibilité que l’interprète leur apporte contribuent au caractère intimiste et à la grande intensité poétique de son récital.
 

David Kadouch © Valentine Chauvin
 
Mai – une chanson de printemps – ouvre la soirée de la plus vivante manière et mène à la Sérénade de Pauline Viardot (le second volet du diptyque Gavotte et Sérénade) dont l’hispanisme est souligné sans toutefois verser dans la carte postale. Tempi très allants, rejet radical de tout alanguissement : surprenante au premier abord, l’option prise dans les Nocturnes op. 9 de Chopin, totalement assumée, convainc par la dimension secrète du propos. Septembre, s’écoule avec fluidité et s’enchaîne à la Valse de Coppélia de Delibes (transcrite par Dohnanyi) où D. Kadouch charme mais ne cède rien à l’effet.
Une petite réserve sur ce récital « Madame Bovary » : elle concerne l’Air russe varié de Louise Farrenc. L’interprétation, très vivante, n’est nullement en cause, plutôt la longueur de la pièce, un peu trop développée à mon sens dans le cours d’un programme dominé par la miniature. Elle est de retour avec Juin, une sérénade dont le pianiste soigne la dimension guitaristique voulue par Fanny Mendelssohn.
La représentation de Lucia di Lammermoor à l’Opéra de Rouen constitue l’un des plus fameux épisodes du roman de Flaubert : les Réminiscences lisztiennes de l’opéra de Donizetti ne pouvaient faire défaut au récital de David Kadouch. La pièce peut se concevoir de façon plus extravertie, mais l’intériorisation que le pianiste revendique – quel contrôle de la sonorité ! – donne le sentiment de plonger dans la psyché d’une certaine Emma ...
 
Merveilleuses de tendresse, de naturel dans les enchaînements, le Variations sur un thème de Robert Schumann op. 20 de Clara Schumann débouchent sur Mars, dernier mois de la vie de l’héroïne flaubertienne, un Agitato (au cours duquel apparaît le choral « Christ est ressuscité ») auquel D. Kadouch apporte une intensité toute particulière avant de conclure, toujours avec Fanny Mendelssohn, par le Notturno en sol mineur. Conclusion discrète – parfum de musique dans l’air du soir – que prolongent en bis la Mélodie op. 4/2 de Fanny et la Valse op. 64/2 de Chopin, parfaitement accordées à l’atmosphère secrète et prenante de cet original album musical d’Emma Bovary.
 
Alain Cochard

41e Festival de la Roque d’Anthéron, 16 août 2021

Photo © Valentine Chauvin
 

(1)1CD 3D / 8005

(2) « Regards de femmes » - Mirare – MIR574

(3) 8 CD Saphir productions

(4) Cette pièce, de 2020, s’inspire de la toilé éponyme de Jackson Pollock et marque le commencement du Pollock Cycle que la jeune compositrice française ne devrait pas tarder à poursuivre. Elle figure au cœur du disque Glass-Ravel que Celia Oneto Bensaid a récemment signé : www.concertclassic.com/article/celia-oneto-bensaid-joue-glass-ravel-et-pepin-nomadmusic-le-disque-de-la-semaine-envoutant
 
(5) David Kadouch reprendra son programme « Madame Bovary » à l’Orangerie de Bagatelle le 12 septembre prochain (16h) dans le cadre de « Solistes à Bagatelle » :
https://ars-mobilis.fr/les-solistes-a-bagatelle-2021/programme-2021/
 
 
 

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