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Owen Wingrave de Britten à Nancy - Onirisme et engagement - Compte-rendu

Owen Wingrave, sur un livret de Myfanwy Piper adapté d'Henry James, est un exemple rare d'opéra écrit pour la télévision. On devine ce qui pouvait intéresser Benjamin Britten dans cette idée : à travers l'écran, on capterait les émotions de personnages dont le compositeur et ses librettistes ont toujours beaucoup développé la psychologie. De plus, dans les opéras de Britten, les protagonistes se retrouvent souvent sous le regard – volontiers malveillant, sinon pervers – de leurs contemporains, ces foules villageoises ou ces individus veules présents dans Peter Grimes, Albert Herring, Billy Budd ou Mort à Venise : l'écran, en quelque sorte, rendrait le spectateur complice du viol de l'intimité de ces « anti-héros ».
 
Benjamin Britten, dit-on, ne fut pas entièrement convaincu par le résultat de cette expérience qu'il avait prise très à cœur. Sans doute aurait-il été beaucoup plus enthousiaste après avoir vu la production que Marie-Ève Signeyrole vient de réaliser à l'Opéra national de Lorraine. Par sa mise en scène très cinématographique, elle réussit le double pari de raconter de façon limpide l'histoire d'Owen Wingrave, qui scelle son destin tragique dès lors qu'il décide d'abandonner la carrière militaire, honneur de sa famille, tout en abordant la dimension fantastique du livret. Elle le fait sans aucune surenchère « gothique » mais en projetant sur scène la propre psyché du protagoniste, grâce à un ingénieux dispositif scénique qui lui permet de dédoubler les scènes. Ainsi par exemple, à la discussion sur la valeur militaire (Acte I, scène 1) entre Owen, son camarade Lechmere et Coyle, portée par un jeu très réaliste des acteurs, vient se superposer, en une inquiétante pantomime, des réminiscences de brimades.
 
Durant tout l'opéra, les souvenirs d'enfance traversent la scène à mesure qu'elles viennent hanter Owen, qui semble souvent le plus souvent hors du monde. L'onirisme s'insinue peu à peu plus profondément dans la réalité de cette affaire de famille que narre l'opéra et suggère à Marie-Ève Signeyrole et son scénographe Fabien Teigné de remarquables trouvailles visuelles, telle cette « lanterne magique » (acte I, scène 2) qui fait surgir des images de combats comme sorties d'un conte cruel. De même, les transformations du décor unique, associés à des projections vidéo, déréalisent le monde d'Owen.
 
La vision de la metteuse en scène impliquait une parfaite compréhension du texte. L'objectif est parfaitement atteint avec une distribution intégralement anglophone et absolument irréprochable. Ashley Riches est un Owen parfait. Le rôle est pourtant difficile : omniprésent sur scène mais en marge des scènes de tumulte familial, il porte seul le parcours de son personnage (avec en point d'orgue la scène de confrontation aux portraits des ancêtres et fantômes du passé). Allen Boxer, timbre clair et jeu tout en retenue, fait de Coyle l'un de ces hommes justes que l'on trouve souvent chez Britten, justes mais incapables d'infléchir le destin (on pense au Capitaine Vere dans Billy Budd). On soulignera encore l'énergie du ténor Chad Shelton (Lechmere) et la performance de Mark Le Brocq, qui reprenait le double rôle – tenu par Peter Pears lors de la création de l'opéra en 1971 –  du narrateur et de Sir Philip, le vieux général patriarche des Wingrave. Il confère toute son ambiguïté à ce vieillard « à la courtoisie étudiée » qui « ne connaît d'autre vie que la guerre ». La vaillante mezzo Kitty Whately dans le rôle de Kate, la fiancée d'Owen, emmène la distribution féminine d'où se distingue la soprano Katherine Broderick qui donne une profondeur maternelle au personnage pourtant secondaire de Mrs. Cole.
 
Il faut saluer enfin la prestation de l'Orchestre symphonique et lyrique de Nancy dans cette partition difficile, où la percussion joue un grand rôle et où les musiciens, souvent sollicités par petits groupes voire en soliste, portent une grande part de l'atmosphère de l'ouvrage. Dans les passages où le temps se suspend, le chef américain Ryan McAdams a montré un remarquable sens de la couleur et une affinité évidente avec la musique de Britten.
 
Jean-Guillaume Lebrun
 
Britten : Owen Wingrave – Nancy, Opéra national de Lorraine, le 7 octobre, dernière représentation le 11 ocobre 2014

Photo © Opéra national de Lorraine

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