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​« Nijinska / Voilà la femme » à l’Arsenal de Metz - Ambiguïté de genre – compte rendu

 
 Concert choral et instrumental autant que spectacle de ballet, cette production partie du Havre qui fait escale à Metz après un passage à Besançon cultive sur tous les plans « l’ambiguïté de genre » car, outre l’association du chorégraphique au vocal, elle brouille aussi les pistes en matière de genre sexuel. Le couplage de deux ballets, Noces de Stravinsky et le Boléro de Ravel, rappelle en effet que Nijinki est un nom qui n’existe pas qu’au masculin, puisque la sœur de Vaslav fut elle aussi danseuse et chorégraphe. Ambiguïté aussi dans l’hommage : Noces est ici présenté dans une version reconstituant la chorégraphie signée en 1923 par Bronislava Nijinska, mais la deuxième partie de la soirée propose tout autre chose que la chorégraphie qu’elle conçut en 1928 pour la création mondiale du Boléro.
 

Noces © Laurent Paillier 

Pour Noces (photo)– dont l’Opéra de Paris a inscrit à son répertoire une version reconstituée dès 1976, la dernière reprise remontant à 2004 – Dominique Brun a reconstitué le ballet tel qu’il fut imaginé par Nijinska. Les costumes de Marie Labarelle s’éloignent de ceux de 1923 en s’affranchissant de l’imagerie traditionnelle russe et en mettant les danseurs pieds nus ; les mouvements, en revanche, reprennent les figures symétriques, les profils que Bronislava avait emprunté à la chorégraphie de son frère pour L’Après-midi d’un faune et les sautillements à pieds joints qu’il avait introduits dans Le Sacre du printemps. Sur le plan musical, c’est la version en russe qui a été retenue, et non la traduction française de Ramuz : le chœur Aedes en donne une lecture vigoureuse mais sans stridence, où se distingue les quatre solistes Amélie Raison, Pauline Leroy, Martial Pauliat et Renaud Delaigue (par analogie avec les danseurs, tous les chanteurs sont eux aussi pieds nus). Les cinq instrumentistes sont issus de l’orchestre Les Siècles : François Rivallant et Thibault Lepri au cymbalum, Eriko Minami et Nicolas Gerbier aux percussions, et Christophe Durant à l’harmonium, le tout placé sous la direction de Mathieu Romano. Précisons que les différentes scènes formant Noces sont ici séparées par des tableaux vivants où Dominique Brun fait prendre aux artistes de sa compagnie Les porteurs d’ombre les poses de toiles de Breughel et de Rubens renvoyant elles aussi à l’univers des noces paysannes (dont la fameuse Kermesse du Louvre), sur une musique bruitiste due à David Christoffel.
 

"Un boléro" © Laurent Paillier

L’ambiguïté de genre est plus grand encore avec la deuxième partie du spectacle. Le souvenir de Nijinska n’est plus présent cette fois qu’à travers le décor d’Odile Blanchard, inspiré par une Espagnole peinte par Natalia Goncharova, conceptrice des décors et costumes de Noces en 1923. La chorégraphie est, cette fois, totalement contemporaine. En 1928, Bronislava Nijinska montrait une danseuse (Ida Rubinstein) éveillant le désir de ses spectateurs masculins ; en 1961, Maurice Béjart en livrait sa version où il allait bientôt inverser les rôles, en plaçant à partir de 1979 Jorge Donn au centre de la grande table rouge. Cette fois, avec Dominique Brun, le chorégraphe et danseur François Chaignaud sème le trouble dans le genre : seul en scène, il est à la fois homme et femme, torse à la musculature virile mais robe à volants multicolores, opulente chevelure de séductrice du Titien ou d’ange de Léonard de Vinci. Ses mouvements n’excluent pas une certaine brutalité, avec une référence à la danse buto japonaise, et suivent la musique jusqu’à son paroxysme. C’est un arrangement commandé à Robin Melchior que l’on entend, et qui reprend les mêmes effectifs que ceux de Noces : seize voix en chœur et un petit ensemble. Les premiers instants laissent croire que les instruments vont se charger du rythme et les voix de la mélodie, mais pas du tout, et Robin Melchior cultive au contraire une ambiguïté constante, où les différents éléments de la partition sont sans cesse confiés à des interprètes différents, relançant l’intérêt avec habileté, comme Ravel avait su varier les timbres dans sa répétition obsédante du même motif.
 
Laurent Bury

 « Nijinska / Voilà la femme » - Metz, Arsenal, 29 janvier 2022
 
Photo © Laurent Philippe

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