Journal

Mirga Gražinytė-Tyla dirige l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo – Quand le courant passe ... – Compte-rendu

 
Scriabine, Rachmaninoff, Prokofiev, Chostakovitch : la musique russe du XXe siècle se réduit souvent à (trop) peu de noms dans la plupart des programmes. Et pourtant, que de découvertes restent à accomplir, du côté par exemple – liste non exhaustive – d’Avraamov, Lourié, Mossolov (qui ne se résume pas aux Fonderies d’acier ! ), Roslavets, Medtner, Miaskovsky ou encore Mieczyslaw Weinberg (1919-1996). D’origine polonaise, réfugié en Biélorussie en 1941 avant son installation à Moscou en 1943, ce dernier, en dépit de la position objectivement majeure qu’il occupe dans l’histoire musicale du dernier siècle, peine à trouver sa place au concert. 
 
Thierry Amadi © F. Hood
 
Quelques interprètes œuvrent heureusement en sa faveur, à commencer par Gidon Kremer, depuis longtemps avocat convaincu du compositeur. Le violoniste a trouvé récemment une alliée en la personne de Mirga Gražinytė-Tyla (photo), sous la conduite de laquelle il a pris part à un remarquable enregistrement de la Symphonie n° 21 « Kaddish », atypique partition qui requiert cinq solistes (DG - enrgt 2018 + Symphonie n° 2 pour cordes).

Compte-tenu des affinités éprouvées de la cheffe lituanienne avec la musique de Weinberg, sa présence à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo n’était pour surprendre – d’autant que le Délégué artistique de la formation, Didier de Cottignies, a repéré son talent dès la fin des années 2000, à l’époque où elle était assistante de Kurt Masur à l’Orchestre National de France.
Lauréate du Concours de jeunes chefs de Salzbourg en 2012, directrice musicale du City of Birmingham Symphony Orchestra depuis 2016, elle faisait là ses débuts monégasques. Une première rencontre réussie avec un OPMC qu’elle a d’abord su guider pour ce qui marquait l’entrée à son répertoire du Concerto pour violoncelle op. 43 de Weinberg. Un événement pour lequel on a fait appel à son Premier violoncelle solo : Thierry Amadi. Excellent choix !
 

Pendant la répétition © J.L Neveu
 
A l’instar du Concerto pour violon n° 1 de Chostakovitch, le Concerto op. 43 fut écrit en 1948 en pleine campagne jdanovienne – délirant cocktail de condamnation du « formalisme musical » et d’antisémitisme – et ne fut créé qu’après la mort de Staline - en janvier 1957 en l’occurrence, par son dédicataire, Mstislav Rostropovitch (qui l’enregistrera en 1964 avec G. Rojdestvenski), accompagné par le Philharmonique de Moscou et Samuel Samossoud.
 
Amoureux de la musique Weinberg, Thierry Amadi saisit pleinement l’essence d’une partition anti-spectaculaire – sans doute faut-il chercher là l’explication de sa rareté en concert –, d’esprit chambriste en maint endroits et très imprégnée de musique klezmer. Au fil des quatre mouvements (Adagio – Moderato – Allegro – Allegro), le soliste – archet admirable de souplesse et de liberté, intonation irréprochable, sonorité profonde – distille l’intense et humaine poésie d’un compositeur qui, fuyant toute grandiloquence, nous entraîne dans une forme d’exil intérieur. Une pleine réussite facilitée par la connaissance qu'a Mirga Gražinytė-Tyla de cet univers singulier. C’est aussi son premier contact avec l’acoustique – pas la plus flatteuse qui soit – de la salle : sans doute aurait-elle dû parfois pousser un peu les feux du côté de l’harmonie. Broutilles : le résultat est là, admirable et longuement applaudi par un public conquis, gratifié en bis du final du Trio à cordes op. 48 de Weinberg, pour lequel Thierry Amadi est rejoint par deux membres de l’OPMC, Liza Kerob et Federico Hood, avec lesquels il forme le Trio Goldberg.(1)
 
 © J.L. Neveu
 
On attendait Mirga Gražinytė-Tyla dans la Symphonie n°10 de Mahler, elle a finalement opté pour Prokofiev. On ne lui en tient aucunement rigueur compte-tenu du niveau de ce qu’elle a offert dans des extraits des Suites nos 1 et 2 de Roméo et Juliette (Montaigus et Capulets, Juliette jeune fille, Jeux de masques, Scène du balcon, Mort de Tybalt, Frère Laurent, Danse, Danses des jeunes filles antillaises), qu’elle a eu l’excellente idée de prolonger par les Funérailles de Juliette et la Mort de Juliette, non pas dans leur version « suite » mais dans celle, plus développée, du ballet (les n° 51 et 52 de l’Acte IV) offrant un force accrue à une fin de drame qui semble quelque peu « expédiée » dans l’autre cas de figure. Car c’est bien le drame shakespearien qui guide la cheffe à la tête d’instrumentistes rompus à ce répertoire. Gestuelle sobre, souple avec, dans les moments les plus lyriques, des mouvements des bras semblables aux ailes d’un oiseau, la jeune femme raconte en musique et sait obtenir de l’orchestre des couleurs, des accents (quelle expressivité, quelle saisissante autorité de la main gauche !) qui apporte à ces pages si rabâchées une fraîcheur et une portée inédites. Quand le courant passe ...

Grande cheffe et grande musicienne que Mirga Gražinytė-Tyla ! Les mélomanes parisiens auront d'ailleurs pu en juger le 27 janvier puisqu'elle faisait étape à Radio France pour un concert avec l'Orchestre Philharmonique (2) dans des pages de Šerkšnytė, Beethoven (avec Daniil Trifonov) et Walton. Programme que tous sont allés redonner le lendemain à Dortmund.

Alain Cochard

(1) triogoldberg.com
(2) www.maisondelaradioetdelamusique.fr/evenement/concert-symphonique/beethoven-concerto-ndeg-1-trifonov-grazinyte-tyla
 
Monte-Carlo, Auditorium Rainier III, 21 janvier 2023.
 
Photo ©  Andreas Hechenberger

Partager par emailImprimer

Derniers articles