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Louis-Noël Bestion de Camboulas à Radio France – Dutilleux lui-même n'aurait pas mieux écrit pour l'orgue ! — Compte-rendu

Si la discographie d'un musicien offre une indication de l'univers musical dans lequel il évolue, celle de Louis-Noël Bestion de Camboulas (photo) pour le label Ambronay ne laissera de prime abord aucun doute : baroque ! Que ce soit à l'orgue (Dominique Thomas de Ciboure) et au clavecin alternés : Bach and Friends, ou à la tête de son Ensemble Les Surprises : Rebel de père en fils, envoûtantes Mysterien-Kantaten (Buxtehude, Bruhns, Scheidemann, Pachelbel), Les Éléments (opéra-ballet de Destouches et Delalande), L'héritage de Rameau, et, parue il y a quelques semaines, une splendide version de la pastorale héroïque Issé de Destouches, qui fait écho à la recréation mondiale en concert de l’ouvrage en 2018.
 
Révélatrice d'une polyvalence esthétique et instrumentale désormais perçue dans toute son étonnante diversité, sa résidence à Royaumont (2015-2018) a montré que le musicien explore en parallèle bien d'autres univers, en l'occurrence en lien avec l'orgue Cavaillé-Coll du réfectoire des moines. Un témoignage chambriste de cette période intense (1) a pris la forme d'un disque chaleureusement séduisant : Soleils couchants, autour des musiques jouées dans les salons au XIXe siècle (Harmonia Mundi), prolongé par Visages impressionnistes, album enregistré à l'orgue Scherer-Walker-Kuhn de Saint-François de Lausanne (Ligia) : Fauré, Debussy (Andante du Quatuor – rare interprétation attestant l'incontestable mais récalcitrante viabilité de la transcription de Guilmant : le défi est de taille tant la vibration des cordes semble exclure la mouvante fixité de l'orgue), Jehan Alain (Intermezzo), Florentz (La Croix du Sud), Jean-Baptiste Robin (Cercle de Danses, n°4 de Cercles réfléchissants).
 
Son récital à l'orgue Grenzing de Radio France puisait à la même source symphonique et moderne, s'ouvrant, comme à Lausanne, sur l'admirable Pelléas et Mélisande de Fauré dans la transcription très aboutie de Louis Robilliard (Éditions Delatour). À l'Auditorium, compte tenu d'une acoustique peu dynamique, Louis-Noël Bestion de Camboulas opta pour des registrations particulièrement fluides et changeantes, animant, modelant et modulant inlassablement, à la croisée de la forme et des timbres, un discours conduit avec force et souplesse, jouant de la complexité des éclairages. Très imposant Prélude : l'essence du drame, irrésistibles Fileuse et Sicilienne, quand bien même les flûtes du Grenzing n'ont ni la présence, ni l'aura des flûtes harmoniques de Cavaillé-Coll, enfin Mort de Mélisande, bouleversante et permettant d'admirer le talent de dramaturge de l'interprète, voué à la seule musique et d'une chaleureuse et vraie simplicité.
 
L'orgue Grenzing de Radio France © Radio France / Christophe Abramowitz
 
De la Deuxième Fantaisie de Jehan Alain, ici même arc-boutée sur un sens poétiquement acéré de la couleur et de l'enchaînement des climats, l'interprète sut avant tout préserver le mystère : une musique évoquant l'ailleurs, distante rêverie rehaussée d'un paroxysme de tension, presque de violence. Entre la première intégrale de Marie-Claire Alain, à l'orgue hors du temps de Belfort, et la deuxième sur des instruments connus et pratiqués par le compositeur, dont Saint-Ferjeux de Besançon pour cette Fantaisie, couleurs et esthétiques des orgues susceptibles de convenir à Jehan Alain se sont considérablement élargies : virtuellement idéal, le Grenzing fut mis à contribution avec vivacité, souffle et précision. Si le Choral n°3 de Franck fut à son tour magistralement restitué, sans hâte mais avec fougue, force est de constater que les anches de l'instrument n'ont rien de français, sonnant plus rond que projeté, plus orchestral – à la manière anglo-américaine ou peu s'en faut – que symphonique français. Franck dès lors diffère, s'en accommode et sonne autrement.
 
Ces trois œuvres valaient le déplacement, mais ce que l'on attendait, c'était la seconde partie de programme. Radio France ayant commandé une transcription symphonique à Louis-Noël Bestion de Camboulas, très vite une idée s'imposa, telle une évidence : la Première Symphonie (1951) d'Henri Dutilleux. De quelle « vision sonore » faut-il être capable, de quelle faculté d'anticipation pour ne serait-ce qu'imaginer si et comment une telle œuvre symphonique peut ou pourrait sonner à l'orgue ! Intuition et science mêlées firent alors merveille. L'œuvre de Dutilleux, sensible à l'orgue à travers Jehan Alain (auquel il rendit hommage en 1990 dans la seconde pièce du diptyque Les Citations : From Janequin to Jehan Alain) bien que n'ayant rien composé pour l'instrument, a trouvé grâce au transcripteur inspiré une véritable seconde nature instrumentale, Jehan Alain étant rejoint, pour Louis-Noël Bestion de Camboulas, par la figure singulière de Jean-Louis Florentz, puissante source d'inspiration pour la manière de concevoir et de réaliser l'immense et complexe travail de transcription.
 
© Jean-Baptiste Millot

Impossible de dire, et de percevoir à la seule première audition, les facettes innombrables d'une entreprise aussi titanesque, sur le plan compositionnel, esthétique, instrumental. À cet égard, une telle création s'accompagnant par bonheur d'une totale absence de références organistiques, le Grenzing fut plus que jamais perçu sous son meilleur jour : un orgue pour la création, ouvrant d'infinies perspective dès lors qu'on ne compare plus. Dire que Louis-Noël Bestion de Camboulas l'a prodigieusement utilisé et valorisé est bien en deçà de la réalité. Une demi-heure de pure fascination et d'adhésion pleine et entière à ce projet à tous égards validé, également d'admiration pour la performance que représente l'interprétation sur le vif d'un tel monument, l'exigence musicale se doublant d'un non moindre défi instrumental.
Seul Bach pouvait convenir en bis, émouvant mais bien allant Erbarm' dich BWV 721 (non pas originellement de Bach, ni de Kuhnau comme longtemps supposé, mais d'un élève de Buxtehude, Lovies Busbetzky, organiste à Tallinn, à l'époque Reval) : très beaux jeux de fonds avec tremblant doux, merveilleuse décantation du climat si intense et survolté de l'œuvre qui avait précédé.
 
On se réjouissait par avance de podcaster la soirée, pour réécouter la Symphonie et la confronter à l'original. Hélas !, du fait d'un strict minimum de gréviste(s), ce concert pas comme les autres n'a été ni diffusé en direct, comme prévu, ni même enregistré – pas davantage la générale. Le droit de grève (s'il n'est pas dévoyé) est sacré, nul doute. Mais la mission de service public de la radio nationale ne l'est pas moins, à charge pour elle de diffuser et de préserver, a fortiori un moment aussi unique – et une commande de Radio France. On se réjouit, bien sûr, que le concert n'ai pas été annulé, comme d'autres l'ont été dans la foulée. De son propre aveu, Louis-Noël Bestion de Camboulas ne pourra qu'approfondir l'interprétation proprement dite, d'ores et déjà phénoménale, de sa transcription – un monde en soi –, mais le moment de cette première, non réitérable, ne survivra malheureusement que dans le souvenir de ceux, trop peu nombreux mais enthousiastes, qui l'auront vécu sur le vif. Souhaitons que l'occasion puisse se présenter de réentendre Dutilleux à l'orgue par son transcripteur, l'instrument auquel ce double fait appel se devant d'être aussi performant, doté des fonctionnalités les plus sophistiquées de la facture contemporaine, que l'œuvre transcrite et son interprète.
 
Michel Roubinet

Paris, Auditorium de Radio France, 27 novembre 2019
 
www.maisondelaradio.fr/evenement/concert-dorgue/faure-et-dutilleux-lorgue

 
(1) www.royaumont.com/fr/louis-noel-bestion-de-camboulas
 

Site Internet
 
Louis-Noël Bestion de Camboulas
http://lnbestiondecamboulas.fr
 
 
Photo © Jean-Baptiste Millot

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