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L’interprétation vient de la musique - Une interview de Patrizia CiofiPar François Lesueur


A quelques heures de son premier Stabat Mater de Rossini au Festival de Saint-Denis et avant de retrouver pour la troisième fois le mur d'Auguste des Chorégies d'Orange, la délicieuse Patrizia Ciofi a répondu à nos questions avec sa gentillesse et sa disponibilité habituelles Commencée en italien, l'interview s'est rapidement poursuivie en français, langue qu'elle parle parfaitement, la soprano nous confiant son plaisir de retrouver bientôt le célèbre baryton Leo Nucci, qui interprétera le rôle de Rigoletto, pour la première fois à Orange, le 30 juillet et le 2 août prochains. De Gilda qu'elle affectionne, à Juliette qu'elle incarnera à Marseille à la rentrée, en passant par ses futures prises de rôles, la talentueuse et attachante cantatrice a accepté de parler du présent et de revenir sur le passé en toute sérénité, avec la modestie qui la caractérise.

Avant de retrouver l'immensité des Chorégies d'Orange, vous êtes à Paris pour interpréter le Stabat Mater de Rossini à Saint Denis, festival auquel vous êtes liée depuis plusieurs années. Qu'est-ce qui vous a donné envie d'aborder cette nouvelle partition ?

Patrizia Ciofi : Je vais en effet interpréter pour la première fois cette oeuvre qui m'a été proposée peu de temps après l'édition 2010, au cours de laquelle j'ai présenté un programme d'airs et de duos consacrés aux Reines du bel canto. Je suis une grande fan du maestro Chung qui m'apprécie aussi je crois et cherche toujours à me distribuer, parfois même dans des partitions extrêmes, comme le Stabat Mater. J'ai un temps pensé que je pourrais pas chanter cette partition, dont l'écriture est dramatique surtout au moment de l'"Inflammatus", mais l'incroyable beauté de l'ensemble, la grande théâtralité, l'imagination musicale ont eu raison des obstacles liés à la tessiture, qui finalement est bonne. L'acoustique de la Basilique est de plus un atout, car elle aide la voix en raison du léger écho qui accompagne chaque son. Et je dois avouer qu'y chanter est toujours un plaisir, car le public se montre respectueux et connaisseur qu'il s'agisse d'écouter Mahler, Monteverdi ou Donizetti.

Vos débuts en France remontent à 1996, pays qui vous accueille chaque année depuis cette date et avec lequel vous entretenez des liens très étroits, notamment Avignon, Marseille et Orange. Après avoir incarné Lucia et Traviata vous êtes attendue dans Rigoletto auprès de Leo Nucci et de Vittorio Grigolo. Que ressent-on lorsque l'on se retrouve auprès d'une véritable légende du chant ?

P. C. : Ce n'est pas la première fois que je chante à ses côtés(1), mais à chaque fois j'ai ressenti l'étrange sensation d'être toute petite. Il est extrêmement sympathique, simple, d'une incroyable jeunesse et fait tout pour que sa "légende" ne pèse sur personne. Chanter avec lui est à la fois amusant et bizarre, car il vous entraîne et vous savez que vous allez devoir donner énormément : je suis à peu près sûre que le public des Chorégies va lui demander de bisser, voire de trisser le "Si vendetta" comme ce fut le cas à Madrid et qu'il va répondre à cette demande avec son habituelle générosité, car il faut savoir qu'il n'arrête jamais de chanter. Je suis souvent exténuée après une représentation, tandis que lui déborde d'énergie. Le théâtre antique est un lieu unique dont la force extraordinaire ne vient pas uniquement des spectateurs, mais de la pierre et si vous ajoutez les débuts de Leo Nucci à Orange dans son rôle fétiche et Vittorio Grigolo qui est déjà une star, je pense que ces deux représentations vont être inoubliables.

Gilda fait partie des rôles qui vous accompagnent depuis longtemps, puisque vous l'avez abordé à Modena en 1992 et l'avez repris depuis un peu partout en Italie, à Londres, Berlin, Vienne et Budapest. Quelles satisfactions vous procure cette héroïne ?

P. C. : J'aime beaucoup Gilda contrairement à certains qui la voit comme une héroïne assez fade et sous-évalue son rôle tout au long du drame : ce personnage est très important car il est le seul qui évolue, contrairement aux autres qui sont fixés dès le début. Gilda commence comme une petite fille, emprisonnée par son père et vit dans cette relation morbide comme si rien d'autre n'existait. Ce n'est pas la meilleure façon d’éduquer ses enfants, mais Rigoletto n'a rien trouvé de mieux pour la protéger de l'extérieur ; elle va pourtant chercher à fuir cette prison pour découvrir la vraie vie. Bien entendu elle ne va pas tomber sur la bonne personne, le Duc de Mantoue étant tout le contraire, mais elle va connaître l'amour, s'en détacher et grandir très rapidement. Ainsi apprend-elle avec brutalité la réalité de la condition féminine, en passant d'un univers à un autre. En revanche je ne pense pas qu'elle se sacrifie pour le Duc, mais pour le sentiment qu'elle ne pourra pas vivre dans ce monde et s'y réaliser en tant que femme.

Vous avez dit que Lucia vous rendait folle et que Traviata était le plus beau rôle de soprano et d'actrice : où situez-vous Gilda ?

P. C. : Aujourd’hui la première partie de Rigoletto est plus difficile qu'avant : Gilda doit paraître jeune, curieuse, amoureuse, sa voix doit être fraîche et éthérée, l'aigu sonner avec aisance. Mais elle évolue très vite dès le "Tutte le feste al tempio" qui est déjà plus sombre et annonce le 3ème acte, plus dramatique. Je me sens aujourd'hui plus proche de la femme que de la jeune fille, mais je dois recréer cet état. J'ai cessé de chanter Lucia en 2007 pour faire un break : comme Traviata c'est un rôle qui te donne beaucoup, mais il y a des moments où ce n'est plus compatible avec la vie de tous les jours.


Lorsque j'interprète Gilda, j'éprouve une sensation de plénitude, en raison des sentiments profonds qui y sont exprimés, de la musique à la fois, sombre, magnifique et dangereuse. La satisfaction que je ressens n'est pas directe comme avec Lucia ou Traviata, mais elle est immense en raison de l'évolution vocale qui permet de jouer avec les couleurs et de passer de la délicatesse, au drame et de conclure sur la douceur. Cela me touche, car j'adore terminer un opéra sur une sonorité éthérée, c'est excellent pour la voix et cela traduit parfaitement le vol de l'âme de l'héroïne.

Vous avez la chance d'apprendre très vite la musique ce qui explique le grand nombre d'ouvrages que vous avez chantés en vingt ans. On sent aujourd'hui que vous avez choisi de ralentir cette cadence pour vous consacrer aux rôles que vous aimez et inscrire soigneusement de nouvelles partitions. La prochaine sur la liste est Roméo et Juliette. Qu'aimez-vous dans cette oeuvre ?

P. C. : Ah... je dois vous avouer que j'ai une connaissance très superficielle des opéras et dois encore beaucoup apprendre. Juliette m'a été conseillée par mon entourage, car je n'ai pas un intérêt particulier pour la musique de Gounod, à la différence de celle de Massenet qui me prend par ses émotions et sa sensualité. A force d'entendre les autres m'encourager à chanter Juliette, je me suis laissée tenter et débuterai ainsi à Marseille en octobre prochain, puis à Bilbao ; nous verrons si ce rôle est vraiment fait pour moi.

Vous avez expliqué très précisément qu'en cherchant à gagner en projection vous aviez perdu en légèreté. A partir de cette évolution que souhaitez-vous aborder dans un avenir proche ; des rôles plus lourds ?

P. C. : Je peux d'ores et déjà vous annoncer que j'aborderai Luisa Miller en 2014 : là aussi il faut du temps pour s'approcher d'un rôle comme celui-ci, mais je fais confiance à ceux qui me connaissent et me conseillent. J'ai cessé depuis quelques années de dire que je voulais chanter tel ou tel rôle, car je veux surtout reprendre certains opéras plutôt qu'en apprendre de nouveaux. Il n'y en aura donc peu dans les années à venir. Je voudrais vraiment rechanter Manon que j'adore.

Aujourd'hui, si vous faites le bilan, qu'est-ce qui est le plus important pour comprendre un rôle : un bon chef ou un bon metteur en scène ?

P. C. : Les deux absolument, on ne peut pas séparer la mise en scène de la musique, c'est fondamental. Nous n'avons pas toujours la chance d'avoir les deux réunis, c'est vrai, mais il y a des productions intéressantes pendant lesquelles nous travaillons le personnage, le texte, les sentiments et d'autres, plus traditionnelles, où nous laissons davantage les choses venir toutes seules. Il existe des metteurs en scène qui ne se préoccupent que de l'esthétique, de l'ensemble, au détriment des individus, mais je n'oublie jamais que je fais partie d'un tout et la musique m'aide toujours à trouver la profondeur et la juste lecture.

Je pense que la clé pour aborder un personnage et le comprendre demeure la musique, après on peut interpréter le même personnage dans mille versions différentes, mais la substance d'un rôle, le texte, la ligne, la phrase, la vocalité, la couleur viennent de la partition. La Traviata mise en scène par Robert Carsen que j'interprète depuis 2004 à Venise, m'oblige à faire des choses que je ne pourrais pas réaliser chez Zeffirelli ou Cavani, donc vocalement le personnage s'en ressent, mais l'interprétation vient de la musique.

De quoi êtes-vous le plus satisfaite depuis que vous travaillez ?

P. C. : Peut être d'avoir accompli un chemin que je considère comme assez important, même si beaucoup de gens pensaient à mes débuts que je n’avais pas les moyens de faire une grande carrière. J'ai toujours dû travailler énormément pour parvenir là où je le souhaitais et le fait de posséder une musicalité très facile m'a permis d'aborder un répertoire très vaste qui va du baroque à Strauss. Je suis fière de ne m'être jamais arrêtée et d'avoir pu prouver que je pouvais faire ce que d'autres jugeaient impossible ; je suis encore là après vingt et un an et demi, ce qui est plutôt honorable quand on voit la brièveté de certaines carrières !

Qu'avez-vous changé depuis vos débuts?

P. C. : J'essaie toujours d'être sur scène comme s'il s'agissait de la première fois, même si cela est plus compliqué, parce que le public m'attend et que je n'ai plus forcément le même enthousiasme, la jeunesse des débuts permettant de faire reculer la peur. J'ai bien évidemment de l'expérience, des réflexes, mais je continue à prendre des autres, car ce métier oblige à donner beaucoup et pour donner beaucoup, il faut prendre beaucoup.

June Anderson avouait récemment que sa manière de chanter la musique italienne en profondeur et surtout le bel canto (Lucia, Norma et Traviata), avait totalement changé le jour où elle était parvenue à parler couramment l'italien, parce que finalement elle pouvait enfin sentir et comprendre chaque mot. Est-ce que cela vous est arrivé avec le répertoire français depuis que vous parlez la langue ?

P. C. : Non pas vraiment, car j'ai chanté très tôt l'opéra français et ayant étudié la langue je la comprenais, seule la prononciation demandait à être améliorée. Quand tu gères une langue comme le français, la manière de chanter ne change pas fondamentalement, mais il faut trouver les sonorités les plus justes, chercher des cavités auxquelles l'italien n'a pas recours, ce qui se traduit par une façon de chanter un peu "mâchée" que j'aime beaucoup. Il faut comprendre le sens et donner la couleur du mot que l'on dit.

J'ai chanté à ce jour deux rôles en allemand, que je ne parle pas, et malgré la traduction, il me manque parfois le sens profond, caché qui me permettrait sans doute de me laisser aller davantage. Sophie du Chevalier à la rose n'est pas un rôle difficile, mais lorsque je le termine, je suis épuisée car la concentration qui m'a été demandée est extrême : le plus terrible est que j'oublie tout une fois que les représentations sont finies ! Mais chanter ce personnage est un privilège.

Après Sophie que vous avez interprété à trois reprises (2), n'aimeriez-vous pas chanter Lulu ?

P. C. : (rires) Je ne sais pas, j'y ai songé, mais aujourd'hui cela me demanderait trop d'efforts ; je pense que je peux vivre sans la chanter.

On parle beaucoup des difficultés que connait votre pays. Quel regard portez-vous sur cette situation et sur l'avenir de la culture italienne ?

P. C. : Cela me fait du mal, c'est un pays tellement magnifique dont la culture, l'histoire et la beauté ont fait la force depuis des siècles. La musique y est née, c'est la patrie de l'opéra et on se fout de tout, car la musique est la dernière chose dont on se préoccupe. Nous qui voyageons, avons la chance de ne pas travailler uniquement en Italie où tout est compliqué : tu répètes un spectacle mais celui-ci est souvent annulé, tu attends parfois un an et demi pour être payé... L'Italie est un pays merveilleux, pour y passer des vacances. J'espère que cela va changer : chaque année on assiste à des coupures budgétaires, mais grâce à certaines interventions, comme celle de Riccardo Muti à Rome, le Président de la République fait le nécessaire pour que les subventions réapparaissent.

Mais ce n'est pas le fond du problème, ce n'est pas l'argent mais la gestion des théâtres qui doit être transformée, comme à Catania, à Cagliari ou à Bologna. On ne peut pas continuer comme cela, à présenter quatre opéras par an et à payer des centaines de personnes pendant douze mois, ce n'est pas possible, car après on s'en prend aux artistes en les accusant d'être trop payés. La gestion de tous ces lieux doit impérativement être revue.

Propos recueillis par François Lesueur, le 27 juin 2011.

Patrizia Ciofi a déjà chanté Rigoletto avec Leo Nucci à Madrid en 2009 et en concert à Lyon en 2010, à chaque fois avec un succès fracassant.

A la Bastille, à Gênes et à San Diego

Site des Chorégies d’Orange : www.choregies.asso.fr

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Photo : DR

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