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L’Histoire de Manon au Palais Garnier – Tourbillon émotionnel – Compte-rendu

 

 

L’un des chefs-d’œuvre du ballet narratif, assurément, que cette Histoire de Manon, car depuis sa création il ya bientôt un demi-siècle, puisque Kenneth MacMillan l’offrit en 1974 au Royal Ballet, il n’a pas pris une ride. Epoque où les ballets à histoire refleurissaient, après John Cranko, et en même temps que les grands Neumeier et Béjart. Et un pari fou, que Cranko avait également tenu avec son Eugène Onéguine, où l’art de transposer un opéra, sans une seule note dudit opéra, faisait merveille, grâce au goût des créateurs et à leur habileté à puiser dans le trésor musical du compositeur des extraits qui, mis, bout à bout, permettraient de recréer un récit tout en restant fidèle au tracé initial.

Avant de parler du génie de Kenneth MacMillan, qui a également laissé au patrimoine de la danse internationale un explosif Roméo et Juliette, et un  sublime Chant de la Terre, alors que son Mayerling, présenté l’an passé à l’Opéra de Paris, a un peu déçu, il faut revenir une fois de plus sur celui de Massenet : porté par cette musique langoureuse, colorée, nostalgique, on se laisse aller à sa douceur chavirante plus que dramatique et pénétrer par sa grâce, comme si un voile nous enveloppait. Puisée dans diverses pièces de Massenet, cette Histoire de Manon offre donc une sorte d’album du compositeur, constellée de bijoux comme le fameux Air du grillon de Cendrillon, qui revient périodiquement avec sa douceur navrée.
 

Sae Eun Park & Paul Marque © Svetlana Loboff

On oublie souvent que le sulfureux roman de l’Abbé Prévost fit déjà l’objet d’une adaptation chorégraphique en 1830 et que Marie Taglioni en fut l’héroïne. Le ballet a disparu des programmes, alors que la magnifique version que MacMillan donna de cette histoire à la fois perverse et bouleversante – où l’on baigne dans la corruption, le désir le plus bas, et la passion la plus romantique, sur fond social prérévolutionnaire assez répugnant – n’a pas pris une ride. Tout sonne vrai dans ce tourbillon chorégraphique dont la difficulté d’exécution n’étouffe pas la griserie et le difficile art de conter en gestes demeurés artistiques et non mimés. Génialement, on l’a dit, MacMillan a su contourner la lourdeur de la pantomime pour rendre expressif chaque mouvement ou esquisse de mouvement, comme Neumeier l’a fait pour sa Dame aux camélias notamment.
 
Tout parle, s’enchaîne, coule souplement, sur fond de reconstitution XVIIIe, avec des décors et des costumes somptueux signés Nicholas Georgiadis, qui valent bien ceux du tandem Frigerio-Squarciapino. Les personnages vivent avec une extrême complexité, les ensembles rutilent, vibrent, provoquent comme pour oublier un monde ou tout s’achète. Mais plus que tout, les nuances du caractère volatil, aussi innocent que vénal de l’héroïne, sa sensualité autant que son reste d’enfance sont déployés en une galerie subtile, toute de détails infimes, et la passion qu’elle partage avec des Grieux est exaltée par des pas de deux d’une violence physique fulgurante, où le sentiment amoureux emporte au plus profond de la musique, qui dit déjà tant.
 

M. Ould-Braham - M. Ganio © Svetlana Loboff

La chorégraphie de MacMillan, on le sait, et on l’a notamment observé après la création parisienne de Mayerling, dont pas mal de danseurs sont sortis blessés, ou épuisés, réclame une virtuosité non pareille autant qu’une qualité expressive puissante. Nombre de grands interprètes l’ont marquée à l’Opéra, lequel inscrivit le ballet à son répertoire en 1990, et surtout le duo Loudières-Legris, mais le couple qui portait cette fois le drame offrait une curieuse disparité (les images n'étant pas fournies par l'Opéral'iconographie de cet article présente des danseurs autres que ceux auquels il fait référence pour les deux rôles principaux ndlr) : Amandine Albisson, étoile en plein épanouissement d’une maturité intense, a pu offrir de Manon une image moins infantile que celles qu’en donnent les interprètes habituelles. Charnelle, arabesques magnifiquement déployées, cambrés électrisants, pointes superbes, déchirante au dernier acte, elle fut un personnage inoubliable, bouleversant, et qui contrastait bizarrement avec la jeunesse encore verte de son partenaire Guillaume Diop.

Nul doute que ce danseur fraîchement promu étoile, n’ait en lui toutes les qualités qui en feront un grand interprète, d’autant que sa technique et sa prestance sont un régal. Simplement, s’il avait pu occuper l’espace de façon radicale dans Le Chant du Compagnon errant de Béjart, donné récemment, le personnage fortement théâtral de Des Grieux demande assurément plus d’expérience, de ressources expressives et de possibilités d’aller au-delà des gestes. Académique, donc, telle fut son incarnation, bras ouverts harmonieusement comme pour une variation de concours alors qu’ils devraient se tendre, parler frénétiquement, et dépasser la technique et le style classique, qui ne sont que supports. On a de surcroît été un rien agacé par sa coiffure, d’inspiration légèrement afro, qui, au lieu d’imposer l’égalité dont tout le monde se réjouit, créait une sorte de disparité, faute de le faire avec la force de son incarnation. Caprice juvénile, sans doute, mais un peu gênant au sein d’une production qui joue la corde historique. On est impatient de le voir développer ce qu’il y a en lui de meilleur. 
 

Pablo Legasa © Svetlana Loboff
 
Autour d’eux, malgré la chaleur et le nombre important de représentations, une troupe en brillante forme, bondissante avec feu, et mettant en valeur de séduisantes personnalités, notamment celle de Célia Drouy, virevoltante courtisane, du beau Gregory Dominiak, en Monsieur de G.M., l’amant fortuné de Manon, et surtout de Pablo Legasa, qui dans le rôle du véreux Lescaut, a su imposer vénalité et cupidité de bas étage tout en restant d’une parfaite élégance, tandis que la tonique baguette de Pierre Dumoussaud scandait ce drame avec véhémence ou le laissait couler avec une douce affliction : vraie griserie que ce ballet.
 
Jacqueline Thuilleux

 

L’Histoire de Manon  (Massenet /Kenneth MacMillan) – Paris,  Palais Garnier,  8 juillet 2023 ; prochaines représentations, 11, 12, 13 & 15 juillet 2023 // www.operadeparis.fr/saison-22-23/ballet/lhistoire-de-manon
 
Photo : M. Ould-Braham - M. Ganio © Svetlana Loboff

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