Journal

Les Vêpres de la Vierge au Festival de Saint-Denis – L'Année Monteverdi de Sir John Eliot Gardiner – Compte-rendu

Qui s'en remet au baromètre objectivement révélateur du catalogue Soli Deo Gloria (1), le propre label de Sir John Eliot Gardiner, peut précisément observer les pôles, en termes de répertoire, sur lesquels Sir John a concentré son attention au cours de ces quelque quinze dernières années.
SDG a été créé en 2005 en vue de publier au fil du temps, en 56 CD, l'intégrale des Cantates de Bach enregistrées sur le vif lors de son fameux Bach Cantata Pilgrimage de l'an 2000. Chaque Cantate avait alors été donnée le jour même de la fête pour laquelle elle a été composée. On imagine la complexité de l'organisation d'un tel projet !, lancé à Weimar le jour de Noël 1999, qui plus est itinérant : d'Allemagne en général, et de Thuringe et de Saxe en particulier, à New York via Londres, Cambridge, Gênes, Lund, Zurich ou Ambronay…

Hormis les Cantates, J.S. Bach (mais aussi Johann Christoph : album Welt, gute Nacht) n'a cessé de revenir sur le devant de la scène : Oratorio de l'Ascension, Oratorio de Pâques, Actus tragicus, intégrale des Motets, Concertos Brandebourgeois (sans chef…), nouvelles versions de la Passion selon saint Jean (2003), de la Messe en si mineur (2015) et de la Passion selon saint Matthieu (2016) – le Magnificat dans sa version originale, en mi bémol, est encore à paraître. Mozart y est représenté : Symphonies n°39 et 41, mais surtout Beethoven, avec l'Orchestre Révolutionnaire et Romantique : Symphonies n°2, 5, 7 et 8 (Cadogan Hall de Londres, Carnegie Hall de New York) et Missa solemnis, ainsi que Brahms à travers un cycle associant aux quatre Symphonies ses principales œuvres chorales, complétées d'Un Requiem allemand – sans oublier la musique ancienne : ibérique avec les programmes Santiago Pilgrimage et Santiago a cappella, anglaise avec Vigilate!… Soit une quantité impressionnante de concerts (presque exclusivement) parus sous étiquette SDG. Et la musique italienne ? Elle n'est représentée, sauf erreur, que par le Stabat Mater a dieci voci d'Alessandro Scarlatti (Milton Hall de Londres, 2014), en introduction au couple Bach-Haendel.
 
 
L'Année Monteverdi de Gardiner
 
Cette année 2017, 450ème anniversaire de la naissance de Claudio Monteverdi, remet à juste titre l'accent sur la place qu'occupe en réalité ce versant italien dans le parcours de John Eliot Gardiner. On sait que son premier contact, en tant que chef, avec le monument de 1610 : Vespro della Beata Vergine da concerto, composto sopra canti fermi, a sei voci e sei strumenti, remonte à 1964 – il était encore étudiant –, et que le nom du chœur qu'il crée la même année tient à cette œuvre sans équivalent, passion de toute une vie.
 
Ces Vêpres, Gardiner les enregistra une première fois à Londres en 1974. À l'instar du Messie de Haendel par Colin Davis (1966), également sur instruments modernes, cette gravure de studio s'imposa telle une source profonde d'inspiration ; même si les versions « historiquement informées » ultérieures sur instruments anciens, y compris sous la direction de Gardiner, ont fait évoluer l'approche de ce répertoire, ce premier et euphorisant contact avec Monteverdi n'a, à sa manière, jamais été surpassé, symbolisant une rencontre singulière et durable entre l'œuvre et le chef.
 
Une seconde version suivit en 1989, dal vivo à San Marco de Venise, pour célébrer fastueusement les vingt-cinq ans du Monteverdi Choir. Un même intervalle de temps plus tard, en 2014, Gardiner redonnait les Vêpres, cette fois à la chapelle royale de Versailles : cette célébration du demi-siècle du Monteverdi Choir a fait l'objet d'un DVD/Blu-ray Alpha paru fin 2015.
 
Le retour en force de Monteverdi dans l'agenda 2017 de Gardiner : 37 dates à ce jour (10 avril-21 octobre – d'autres pourraient s'y ajouter) a pris la forme d'une tournée initiée au Festival de Pâques d'Aix-en-Provence avec Il ritorno d'Ulisse in patria, redonné à Bristol, Barcelone et Venise – suivront les festivals de Salzbourg (fin juillet), d'Édimbourg et de Lucerne (août), puis le Musikfest de Berlin, Wrocław, Paris, Chicago et New York.
L'Orfeo et L'incoronazione di Poppea sont également de la fête, dans les mêmes lieux, ainsi que, bien entendu, les Vêpres : la première a eu lieu, trois jours avant Saint-Denis, au duomo de Crémone, ville natale de Monteverdi – après quoi Gardiner les dirigera les 6 et 8 octobre au duomo de Pise et, de nouveau, à la chapelle royale de Versailles (pas de Vêpres outre-Atlantique, « seulement » les trois opéras).

© FSD 2017
 
Les Vêpres à Saint-Denis

 
L'approche de Gardiner est aussi dynamique qu'immuable : beaucoup moins « liturgie » – ou alors il s'agit de celle, à maints égards politique, de la Sérénissime – que joute théâtrale sous-tendue d'un apparat instrumental et vocal superlatif, comme l'y autorisent un Monteverdi Choir suprêmement aguerri et ses fidèles English Baroque Soloists. Composée pour Mantoue, avec en ouverture cette « signature » des Gonzague : la fanfare reprise de L'Orfeo, l'œuvre reste pour Gardiner l'anticipation des fastes de la basilique San Marco de Venise, où Monteverdi arrive en 1613 – même si c'est à Rome qu'il tenta d'abord de proposer son chef-d'œuvre, sans succès. La spiritualité du Vespro de 1610, c'est par la puissance et la grandeur que Gardiner la suggère, l'élévation de sa lecture du cycle, vertigineux catalogue et faire-valoir des capacités de Monteverdi compositeur, ne relevant pas de la dévotion au sens usuel.
 
Et Gardiner, comme toujours, de renoncer à faire précéder les cinq psaumes d'antiennes grégoriennes, comme c'était de nouveau le cas dans la splendide version captée en 2013 à Ambronay sous la direction de Leonardo García Alarcón. Ces antiennes ont naturellement leur sens liturgique mais suspendent, respiration également bénéfique, la continuité de l'œuvre : avec Gardiner, en un souci implicite de dramaturgie, les sections s'enchaînent en une irrésistible spirale conduisant à l'apothéose du Magnificat.
 
S'il est une œuvre dont la structure interne (solistes/ripiénistes, double chœur) invite à la spatialisation des forces en présence, c'est bien les Vêpres de la Vierge. Il se trouve qu'à Saint-Denis, passant sous les arcs aigus de la tribune de pierre du grand orgue puis traversant le narthex, le regard se glisse depuis la nef jusqu'à la verrière de la façade occidentale, avec en-contrebas un balcon intérieur desservi par un double escalier symétrique : c'est de là que fut puissamment entonné le Deus in adjutorium initial, frisson garanti enchaînant avec faste et ferveur sur la retentissante irruption du chœur et des instruments, les premières interventions des solistes vocaux se faisant depuis les rangs du chœur – attaques mordantes, suivies de quantité de piano subito, pour une gestion de la dynamique d'un impressionnant raffinement.
 
Rien de fastueusement monolithique dans le Dixit Dominus, tant la force s'apparente, sous la gouverne de Gardiner, à une vaste et noble ondulation sonore nourrie de variations de tempos et de nuances d'une pleine acuité, le chœur oscillant entre frémissement et affirmation la plus retentissante. Pour le Nigra sum, le ténor solo vint sur le devant de la « scène », premier et intense moment de grâce soliste, longueur du souffle et galbe des phrases atteignant des sommets d'intimité madrigalesque – d'un bout à l'autre de l'ouvrage le continuo se révéla d'une exceptionnelle efficacité, prodige à part entière d'équilibre et de présence calibrée.
 
À l'extrême acuité rythmique – Laudate pueri – répondait inlassablement une modulation du souffle et du timbre, particulièrement sur les tenues finales de l'ensemble des pièces, sidérantes de précision et de poétique retenue. Les deux sopranos du délicieux Pulchra es furent à leur tour conviées sur le devant, l'art des contrastes s'affirmant de plus belle dans le Laetatus sum – éruptive énergie de l'Amen final. Après quoi le toujours très attendu Duo Seraphim élargit la spatialisation, deux ténors chantant depuis la tribune du grand orgue Cavaillé-Coll, devant les claires-voies finement ouvragées qui ornent le soubassement de l'immense buffet néogothique, leurs mélismes « étirés », idéalement projetés et d'une incroyable présence, descendant littéralement du ciel.
 
Le Nisi Dominus pourvut à la rituelle alternance des contrastes par son double chœur en majesté. Le second et indicible moment de grâce (on se souvient d'Anne Magouët, lors de Vêpres en la cathédrale d'Angers, disant que dans cette œuvre les ténors sont rois !) fut l'Audi caelum : de nouveau un ténor positionné devant l'ensemble instrumental (les voix en écho provenant alors du chœur de la basilique), d'une expressivité, en termes de théâtre sacré, à véritablement se damner : Orphée tentant de séduire Charon ne ferait ni mieux, ni autrement.
 
Après l'irrésistible splendeur du Lauda Jerusalem mettant en œuvre la totalité du spectre dynamique, la Sonata sopra Sancta Maria, étonnamment, ne fut pas le meilleur moment de ces Vêpres, avec un quelque chose de revêche dans le dialogue des deux violons solos et des vents (cornets et trombones) – sans compter une conclusion chorale à tel point volontaire qu'elle sembla excessivement, presque brutalement sonore. L'habituel et lumineux sentiment d'extase s'en trouva amoindri, en dépit de l'intonation pure des voix féminines du cantus firmus en apesanteur : Sancta Maria ora pro nobis. L'Ave maris stella regagna aussitôt la stratosphère à travers les dégradés les plus délicats de timbres : flûtes et basson à distance, puis l'alto solo sur Virgo singularis et le baryton sur Vitam praesta puram furent tout le contraire d'une recherche d'effets : la poésie même, tendresse gorgée de confiance – la longue tenue décroissante du chœur au complet au terme de la section finale suscitant une fois encore admiration et fascination.
 
Quant aux multiples sections du Magnificat, Gardiner, homme des grandes architectures habitant et rehaussant de nuances infinies l'espace et l'ordonnancement du temps, y excelle indéniablement, quand bien même certains solistes se montrèrent « vindicatifs » dans leurs interventions – pour ne rien dire du ténor, à la tribune du grand orgue, entonnant un Gloria Patri et Filio quasi expressionniste, bien trop en force (quand la voix porte si naturellement et glorieusement depuis ce lieu acoustiquement privilégié), au bord de la rupture de style.
 
D'ultimes raffinements et prolongements de la spatialisation des instruments (cornets puis violons) préparèrent avec une chatoyante ductilité le retour de la grandeur la plus étourdissante qui soit, véritable apothéose digne de Monteverdi, et de Gardiner. Dommage qu'une partie du public n'ait consenti à faire suivre cette absolue splendeur d'un silence (vital et non quantifiable) à l'écoute de la résonance d'une telle œuvre dans un tel lieu, préférant proclamer sa satisfaction, certes bien légitime, sans prendre ou laisser le temps d'inspirer profondément : grandiose ovation pour Sir John et ses musiciens comblés, sérénissimes.
 
Prochaines étapes françaises du périple montéverdien de Sir John Eliot Gardiner les 16, 17 et 18 septembre à la Philharmonie de Paris avec, ni plus ni moins, l'illustre trilogie en version de concert : L'Orfeo, Il ritorno d'Ulisse in patria et L'incoronazione di Poppea (2).
 
Michel Roubinet

logo signature article

 Saint-Denis, Basilqiue, 27 juin 2017
 
 
(1) Soli Deo Gloria (Monteverdi Productions) / Bach Cantata Pilgrimage
John Eliot Gardiner a rédigé les textes de présentation d'après son Journal de bord de cette Année Bach 2000
www.monteverdi.co.uk/sdg
www.monteverdi.co.uk/shop/albums/cantatas
www.monteverdi.co.uk/component/docman/cat_view/103-french-booklets
 
(2) Philharmonie de Paris, week-end Monteverdi des 16-18 septembre 2017
philharmoniedeparis.fr/fr/programmation/les-week-ends-thematiques/week-end-trilogie-monteverdi
 
 
Sites Internet :
 
Tournée Monteverdi de Sir John Eliot Gardiner
www.monteverdi.co.uk/concerts/monteverdi-450/monteverdi450-dates
 
Photo ©

Partager par emailImprimer

Derniers articles