Journal

Les Archives du Siècle Romantique (54) – La Princesse jaune ou quand Camille Saint-Saëns cédait aux délices du japonisme

L’Exposition universelle de 1867 à Paris constitua une étape décisive dans le développement du japonisme en France, mouvement amorcé par des marchands quelques année auparavant (la boutique de M. et Mme Desoye, par exemple, ouverte en 1863 au 220 rue de Rivoli, où Baudelaire se plaisait à flâner...). Avec l’Exposition, nombre de peintres se laissèrent séduire et, comme le notait l’historien de l’art Ernest Chesneau (1833- 1890), « l’enthousiasme gagna tous les ateliers avec la rapidité d’une flamme courant sur une piste de poudre. » Le mouvement gagna en ampleur lors l’Exposition universelle de 1878 – de dix ans postérieure au commencement de l’ère Meiji – et l’on sait combien Claude Monet, parmi tant d’autres, se passionna pour l’Ukiyo-e – passion qu’il partageait avec son ami Georges Clémenceau. (1)

Loin d’être une mode passagère, le japonisme imprégna durablement les sensibilités, dépassant la sphère des arts plastiques pour s’étendre à la littérature et à la musique. C’est d’ailleurs dans les colonnes du Journal de musique du 4 novembre 1876 que le poète Théodore de Banville (1823-1891) consacra un article au sujet. Il y soulignait avec enthousiasme les bienfaits de la découverte de l’art japonais - décrite comme une « transfusion de sang » au profit d’un sujet anémié.
 

Leo Hussain © intermusica.co.uk

Ce document occupe le 54e épisode des Archives du Siècle Romantique : le choix s’imposait tandis que paraît le très attendu enregistrement de la Princesse jaune réalisé en février dernier avec l’Orchestre national du Capitole de Toulouse, dirigé par Leo Hussain. (2)
La France avait découvert ce dernier en 2012 (3) à l’Opéra-Comique à l’occasion d’une production des Pêcheurs de perles. L’exotisme est à nouveau de mise pour le chef britannique avec la Princesse jaune : il tisse le plus bel écrin à deux chanteurs, Judith van Wanroij et Mathias Vidal (3), on ne peut mieux choisis pour incarner Léna et Kornélis et traduire le charme du premier opéra jamais représenté de Saint-Saëns. Créé le 12 juin 1872 à l’Opéra-Comique, ce bijou en acte fut férocement accueilli par la critique et quitta l’affiche au bout de cinq représentations. 
Le moment est venu de reprendre la mesure dans les meilleures conditions imaginables – qualité du chant et de l’élocution, chatoiement de l’orchestre – d’une partition qui resta toujours chère au cœur de son auteur – un souvenir de ses années de jeunesse, d’une époque où l’ « on ne parlait que du Japon » ...
 

Un bonheur ne vient jamais seul : en complément de la Princesse Jaune, le Palazzetto a eu la bonne idée de rester dans l’exotisme en retenant les Mélodies persanes. Ces pages, originellement conçues pour voix et piano sur des poèmes d’Armand Renaud en 1870-1872, furent orchestrées par Camille Saint-Saëns une vingtaine d’années plus tard et prennent une nouvelle dimension dans cette mouture, d’autant qu’un chanteur différent apparaît pour chacune des six pièces –  Philippe Estèphe, Jérôme Boutillier, Eléonore Pancrazi, Artavazd Sargsyan, Anaïs Constans et Axelle Fanyo – au cours d’une version où Leo Hussain raffine les timbres avec art. Avec quel bonheur enfin retrouve-t-on l’Orchestre du Capitole de Toulouse dans un répertoire plus que tout autre constitutif de son identité.
 

Alain Cochard
*    *
 *

 
Théodore de Banville, « Japonisme », Le Journal de musique, 4 novembre 1876

 
Le japonisme a, plus rapidement que ne s’enflamme une traînée de poudre, conquis et sauvé notre vieux monde, effacé et abêti par ce qu’on pourrait appeler : « le Quakérisme. »
À force de civilisation rationnelle et bourgeoise, nous en étions arrivés à croire, à considérer comme des articles de foi et comme des axiomes indiscutables, un certain nombre de prétendues vérités, dont la moins inepte est encore parfaitement absurde et idiote. Ainsi nous pensions que la distinction consiste dans l’effacement et dans la négation de toute splendeur, nous proscrivions la couleur partout, même dans les tableaux, nous imaginant que l’harmonie ne peut être obtenue que par des transpositions dans le gris et dans le sombre, et que la meilleure manière d’être exquis, c’est de ne pas avoir lieu. Après avoir uniformément vêtu de noir toute la portion mâle de l’humanité, nous avions encore éteint de notre mieux les vêtements et la parure des femmes, la décoration des jardins et celle des appartements, défendant même aux fleurs d’être variées et diverses ; et décrétant que certaines couleurs peuvent être associées sans danger et que certaines couleurs ne le peuvent pas ; si bien qu’un artiste ou un architecte d’appartements qui eût mêlé par exemple le bleu et le vert ou le jaune et le rouge, eût été traité comme un criminel ou du moins comme un fou dangereux.

© Paris Musées / Musée Carnavalet

La Princesse jaune par Charles Léandre (Imprimerie Lemercier) © Paris Musées / Musée Carnavalet

Nous en étions là, lorsque parurent chez nous, bouleversant toutes nos idées, mettant à néant toutes nos notions acquises, les premières images japonaises, pareilles à un harmonieux tumulte de jaune, de rouge, de vert tendre, d’écarlate, avec leurs rosaces, leurs robes pareilles à des triomphes de fleurs, leurs incendies et leurs tueries plus gaies à voir que des fêtes galantes, leurs ciels profonds, leurs eaux d’acier, leurs paysages inventés à souhait pour la joie des yeux, leurs guerriers aux blanches collerettes, et leurs femmes aux chevelures traversées d’épingles fulgurantes, dont le visage blanc comme la lune est placé à côté de celui de la lune. Alors tout s’écroula ; il fallut revenir sur tout ce que nous avions dit ; l’écarlate n’était pas indécent, le rouge n’était pas vulgaire, toutes les couleurs sans exception pouvaient être mariées ensemble ; l’éclat, le resplendissement, la joie furieuse des couleurs n’en détruisaient pas l’idéale musique ; en art, en peinture, en décoration, il pouvait y avoir autre chose qu’un dessin ombré et colorié et qu’un timide camaïeu ; et enfin la recherche du beau, du raffiné et du charmant n’excluait pas, comme nous l’avions cru, la grandeur de la composition et la noblesse des poses.
 

Projet de décor pour l'Opéra-Comique "La Princesse Jaune" de Gallet et Saint-Saëns, par Philippe-Marie Chaperon © Paris Musées / Musée Carnavalet 

C’est ainsi que, par la plus heureuse application de la transfusion du sang, nous fûmes guéris de la plus horrible anémie dont souffrit jamais une civilisation. Nous en étions arrivés à défendre aux Hellènes (malgré M. Hittorf et ses découvertes) d’avoir fait des monuments polychromes, aux architectes du moyen âge d’avoir peint leurs églises, et à Molière d’avoir jeté dans son œuvre des Égyptiens, des Polichinelles et des Bergamasques, comme des coquelicots dans les blés, et nous passions sur tout, même sur la poésie, le même badigeon gris, couleur de souris agonisante ! Mais alors arrivèrent ces précieuses images, enflammées comme des fournaises d’astres et de pierreries.

Très-civilisés pourtant et jusqu’au raffinement le plus ineffable, les Japonais, ce peuple de chevaliers et de poètes, n’ont pas encore su devenir assez savants pour perdre, comme nous, le sens de la nature ; ils n’ont pas oublié et ils nous ont appris qu’une fleur peut être terrible comme un lion, et qu’un monstre peut être charmant comme une rose ; qu’un jardin peut menacer et sourire ; que le dessin d’une robe peut être aussi intéressant que l’histoire d’un peuple, et que l’industrie de l’homme peut confisquer à son profit les éblouissements des pierres précieuses et des soleils couchants.
 

(1) S'agissant de la relation de Monet avec le Japonisme, on se reportera à « La Collection d’estampes japonaises de Claude Monet » de Geneviève Aitken et Marianne Delafond (Fondation Claude Monet – Giverny)
 
(2) Livre-Disque Bru Zane « Opéra Français » / BZ 1045
 
(3) 2012, année qui vit en outre La Princesse jaune à l’affiche de l’Opéra de Rennes, en mars, sous la direction de Claude Schnitzler et dans une mise en espace de Vincent Tavernier

Partager par emailImprimer

Derniers articles