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L’ensemble Recherche et les Percussions de Strasbourg jouent Hugues Dufourt – Rituels et visions du monde – Compte-rendu

Des graines semées par les inventeurs de la musique dite « spectrale », les pousses continuent de grandir aujourd’hui encore, prenant différentes formes et directions. La métaphore du végétal ici s’impose d’elle-même pour une musique qui se génère à partir du cœur même (le grain) du son et ainsi implique un développement bien moins linéaire que rhizomatique ; elle a d’ailleurs été illustrée par des compositeurs revendiquant l’héritage spectral tels Michaël Jarrell (Rhizomes, 1993) ou Jean-Luc Hervé (Germination, 2013). Hugues Dufourt © Ed. Henry Lemoine

Hugues Dufourt (né en 1943) est celui qui, le premier, a donné le nom de spectrale à cette musique qui s’intéressait au son, dans une démarche qui allait constituer une véritable révolution – la dernière en date de l’histoire de la musique occidentale. Mais loin de camper sur ce terrain où il avait été pionnier, il a poursuivi son travail de recherche qui a repoussé notamment les frontières de l’univers sonore de l’orchestre (1)

Hugues Dufourt © Astrid Karger

Si les pages symphoniques récentes, comme Voyage par-delà les fleuves et les monts (2010) ou Le Passage du Styx d’après Patinir (2015), jouent sur la continuité de la perception en les mouvements paradoxaux, les pièces pour ensemble sont davantage un laboratoire où s’expriment, moyennant davantage de discontinuité, les recherches compositionnelles. Un laboratoire ou plutôt un atelier puisque, comme pour le précédent cycle des Hivers (1991-2001), Les Continents appuient leur réflexion sur un corpus peint : ici, les quatre parties du monde (d’alors) peintes en 1753 par Tiepolo pour la Résidence des princes-évêques de Würzburg.

Composées entre 2004 et 2016, ces quatre œuvres pour huit musiciens, longue chacune d’une vingtaine de minutes, montrent le travail du compositeur sur le son. De ses interprètes – l’excellent Ensemble Recherche – il requiert une multitude de modes de jeu, mettant en avant notamment les sons multiphoniques produits par les instruments à vent (dans L’Asie et L’Europe notamment). Malgré cette profusion de sonorités, l’oreille, forcément captivée, appréhende peu à peu tout l’espace compositionnel dépeint par Hugues Dufourt : accords, timbres font retour, de même que certains mouvements caractéristiques (les furieux accords du piano qui ouvrent L’Afrique, premier volet composé, et l’ultime, L’Amérique, sous les doigts vigoureux, enflammés de Jean-Pierre Collot). Mais chaque fois, semble-t-il, avec davantage de complexité, comme si, le temps du concert, les capacités de perception de l’auditeur étaient peu à peu repoussées. Cela s’entend tout particulièrement à travers le rôle essentiel confié aux percussions (jouées par Christian Dierstein).

 
Composée en 2014, soit entre L’Europe et L’Amérique, l’immense fresque pour six percussionnistes qu’est Burning Bright se ressent de l’extrême attention portée par Hugues Dufourt à toutes les possibilités de timbre et de résonance qu’offre la percussion. Lors de la création de l’œuvre au Festival Musica de Strasbourg en 2014 (2), c’est avant tout la finesse de l’écriture, rendant presque impossible à l’oreille l’identification des instruments employés, qui impressionnait.
Depuis, l’œuvre a été jouée à plusieurs reprises et enregistrée (3) par la nouvelle « génération » des Percussions de Strasbourg (elle leur a valu la Victoire de la Musique 2017 du meilleur enregistrement). Elle n’a rien perdu de son pouvoir de fascination, bien au contraire. C’est maintenant la dimension du temps, maîtrisé dans son immensité, qui apparaît, soulignée par les éclats et résonances très variés qui se superposent en fonction des instruments utilisés (plus de cent cinquante) et plus encore de leurs modes de jeu. Jouant sans chef (comme les musiciens de l’Ensemble Recherche pour Les Continents) mais en une écoute et une osmose prodigieuses, les six membres des Percussions de Strasbourg habitent ensemble cette œuvre de toute première importance, un véritable rituel de notre temps.
 
Jean-Guillaume Lebrun

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Paris, Centre Georges Pompidou, 13 novembre 2017 ; CRR de Paris, 14 novembre 2017
 
(1) Lire la rencontre avec Hugues Dufourt (2010) : www.concertclassic.com/article/rencontre-avec-hugues-dufourt-peinture-timbres-et-vertige
 
(2) Lire le compte-rendu : www.concertclassic.com/article/ouverture-du-32e-festival-musica-strasbourg-experiences-et-creations-majeures-compte-rendu

(3) 1 CD Percussions de Strasbourg

Photo :  Les Percussions de Strasbourg et Hugues Dufourt au CRR de Paris © DR
 

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