Journal

Le Quatuor Arditti à la Cité de la musique - La fragilité et la force - Compte-rendu

 Chaque édition de la Biennale de quatuors de la Cité de la musique est un événement attendu : à la fois état des lieux des forces en présence invitant à la découverte de jeunes interprètes autant qu'aux retrouvailles avec les formations les plus chevronnées (la Biennale accueillait cette année les adieux du Quatuor Ysaÿe) et promesse d'un panorama du répertoire, des grands classiques aux œuvres nouvelles. Cette année, chacune des formations invitées participait à une intégrale des quatuors à cordes de Mozart. Seul le Quatuor Arditti dérogeait à cet exercice : ce n'est pas son répertoire, ni son rôle.
 
Le concert du 24 janvier offre un bel exemple du travail de ce quatuor fondé il y a quarante ans par le violoniste Irvine Arditti et dont l'effectif actuel (avec Ashot Sarkissjan au second violon, l'altiste Ralf Ehlers et le violoncelliste Lucas Fels) est en place depuis 2006. Quatre œuvres sont au programme, mais il ne s'agit pas pour autant d'un concert de créations : plutôt un florilège d'œuvres récentes – composées entre 2007 et 2010 – dont trois n'avaient jamais encore été jouées en France. Puisant dans le riche vivier des œuvres qu'ils ont créées, les musiciens du quatuor peuvent ainsi façonner des programmes d'une parfaite cohérence thématique. Ici, ils inventent un parcours d'une extrême virtuosité, interrogeant les relations possibles entre les quatre instrumentistes.
 
Le Quatuor n° 5 de Georg Friedrich Haas construit une architecture sonore, une sorte de « château d'accords », à partir de traits isolés (les musiciens sont d'ailleurs plus éloignés que de coutume les uns des autres). not forgotten de l'octogénaire américain Roger Reynolds est un vaste jeu de piste convoquant le souvenir de musiciens (John Cage, Eliott Carter, Iannis Xenakis, Toru Takemitsu) ou de lieux (Giverny, Kyoto) et de modes de jeu. Le matériau n'est pas nécessairement neuf ; au contraire, puisqu'il est expressément revendiqué comme hommage, tel ce second mouvement bruitiste (Ryoanji) initié par le violoncelliste Lucas Fels, monde sans résonance – le compositeur évoque un « paysage de sons desséché » – mais non sans écho, d'une complexité de plus en plus labyrinthique.
 
 Le Quatuor n° 2 de la Mexicaine Hilda Paredes observe une forme plus classique : les quatre mouvements de l'œuvre, sous-titrée « Cuerdas del destino » (« les fils du destin »), reposent sur les oppositions, le jeu contrasté des quatre musiciens (cordes frottées/frappées). Avec le Quatuor n° 2 de Christophe Bertrand (1981-2010), le Quatuor Arditti repousse encore les limites de la virtuosité : œuvre d'un seul tenant (un unique mouvement d'un quart d'heure environ), sans plus de répit que quelques moments d'unisson – qui regonflent d'énergie l'implacable monstre à quatre membres. L'œuvre est à la fois fidèle à la dramaturgie classique du quatuor en même temps qu'elle en fait voler en éclat les conventions.
 
Trois jours auparavant, le Quatuor Arditti se livrait à une prestation plus inhabituelle, accompagné de l'Orchestre philharmonique de Radio France. Associer ou confronter le quatuor et l'orchestre n'est pas une idée absolument nouvelle. Sans qu'il soit pour autant nécessaire de remonter à la forme baroque du concerto grosso, Morton Feldman, dans String Quartet and orchestra en 1973, puis, à l'instigation du Quatuor Arditti, Helmut Lachenmann (Tanzsuite mit Deutschlandlied, 1980) ou Wolfgang Rihm (Concerto Dithyrambe, 2000) s'étaient livré à cet exercice avant que ne s'y prête Pascal Dusapin avec ce Quatuor VI sous-titré Hinterland et désigné comme hapax, soit une forme unique et sans retour, façon de jurer que l'on ne l'y reprendra pas.
 
Si les trois précédents ci-dessus mentionnés sont des œuvres majeures de leurs auteurs, Pascal Dusapin n'atteint pas ici la plénitude formelle de son deuxième quatuor « Time Zones » (1989) ou du quatrième (1997). Pourtant adepte d'une écriture revendiquée comme rhizomatique et proliférante, le compositeur ne pousse finalement pas très loin le jeu de ramifications dont l'interaction du quatuor et de l'orchestre aurait pu lui fournir la matière. Tel échange, tel redoublement des instruments (un musicien du quatuor et son double dans l'orchestre) ne compensent pas ce qui parfois ressemble à une simple coloration par l'orchestre du propos des solistes. De façon assez significative, les cadences offertes au quatuor sont les véritables moments de complexité virtuose de l'œuvre, cette complexité retombant chaque fois à l'entrée de l'orchestre, conforté dans sa manière essentiellement « motoriste ». Les couleurs vives de l'orchestre – soulignées par le remarquable engagement de l' Orchestre philharmonique de Radio France sous la direction de Pascal Rophé – produit certes quelques séductions immédiates, tout comme Khôra pour orchestre à cordes, également au programme. Mais la comparaison ne pouvait qu'être cruelle, quant à l'élaboration formelle, avec la première audition française du Troisième Quatuor de Philippe Manoury qui avait précédé les deux œuvres de Pascal Dusapin.
 
Placée sous le signe de la mélancolie – elle a pour titre Melencolia, d'après Dürer – l'œuvre est un éloge, peut-être paradoxal, de la fragilité et de la force. Surgie du silence, la musique naît d'un jeu où se répondent les harmoniques des instruments, scandé par les percussions – trois crotales – dont joue chaque musicien. Bien plus d'ailleurs qu'une scansion, le recours à ces résonances pose les bases de la progression harmonique de cette partition aux proportions monumentales (plus de quarante minutes). Une progression patiente, à bien des égards méditative : le parcours de ce quatuor retient du sentiment mélancolique la possibilité de dépassement qu'il porte en lui. L'œuvre, de fait, loin de se confiner dans l'immobilité, déploie une activité forte, intense dans sa continuité, même si parcourue de rêveries. Une longue séquence, au cœur de l'œuvre, l'illustre : d'un temps strictement rythmé par les pizzicati sourdent des propositions hésitantes qui finalement se résolvent en un passage affirmé et résolument animé. Comme souvent dans l'œuvre de Philippe Manoury, la trace du travail mené dans le domaine de l'informatique musicale est bien sensible, quand bien même l'outil informatique en est absent, comme c'est le cas ici. Cela s'entend dans la jonction des textures instrumentales, mais aussi dans la spatialisation qui opère, sans qu'il soit besoin ici d'aucun haut-parleur. L'œuvre, à sa toute fin, retourne au silence, à sa fragilité apaisée, après un dernier élan dramatique porté par le violoncelle.
Le concert aurait pu s'arrêter là : la forme-reine de la musique de chambre avait de nouveau trouvé à s'incarner dans un chef-d'œuvre.
 
Jean-Guillaume Lebrun
 
Paris, Cité de la musique, 21 et 24 janvier 2014.

Partager par emailImprimer

Derniers articles