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​Le Château de Barbe-Bleue en version de concert (dir. Josep Pons) à l’Opéra Bastille – Cris et chuchotements – Compte-rendu

 
Le programme était certes plus copieux en 2021 à la Philharmonie où Esa-Pekka Salonen en plus du Château de Barbe Bleue avait inscrit le Concerto pour violon de Bryce Dessner en création française, mais lorsque l’ouvrage de Bartók est joué comme il vient de l’être à l’Opéra Bastille, il peut se suffire à lui-même.

Quel bonheur de pouvoir entendre à Paris l’Orchestre symphonique du Grand Théâtre du Liceu de Barcelone conduit par son directeur musical, Josep Pons (photo). Entre ses mains cette parabole sur l’inconscience et l’incommunicabilité entre les êtres, aux angoissantes tonalités feutrées, réserve les plus belles sensations. Débuté pianississimo, cet opéra miniature à la rigoureuse architecture permet à Josep Pons d’installer un climat de persistante inquiétude. Le ton de la confidence qui s’instaure entre le couple suit en fait pas à pas l’évolution d’une construction dramatique de plus en plus oppressante à mesure que les portes du château sont ouvertes et que la nouvelle épouse de Barbe Bleue découvre ce qu’elles cachent. D’indicibles murmures s’échappent de cette partition à la tension déchirante, dont le chef catalan révèle les nuances infinies par de subtils éclairages aux reflets debussystes, où se mirent les raffinements de la petite harmonie.

La musique respire, coule de source avec naturel rendant à la riche orchestration sa clarté et sa transparence, les pupitres extrêmement mobiles étant toujours prêts à bondir en de foudroyantes attaques. Les hauts murs sombres et humides de l’austère demeure sont décrits avec une précision d’orfèvre et suivent la progression de Judith, qui se fait de plus en plus insistante face aux évitements de son mari. Une à une les portes s’écartent et laissent apparaître les secrets jalousement gardés par le maître des lieux, plongeant tour à tour Judith dans l’émerveillement et l’effroi, la confiance et la défiance devant des paysages luxuriants bientôt baignés de larmes et de sang. Cordes spectrales, cuivres souterrains et vents troublants traduisent, sous la baguette experte de Josep Pons, l’opposition entre ces deux personnages torturés, qui cherchent à la fois la vérité et la lumière.

Iréne Theorin incarne Judith avec toute la complexité qui sied à son caractère. D’apparence fragile et mesurée, elle avance prudemment, chuchotant, pliant son imposante voix de soprano dramatique comme si sa créature avait peur de son ombre. Toujours plus décidée, plus sûre d’elle, sa Judith prend le dessus et ne craint plus de défier l’homme que la rumeur fait passer pour un monstre. A la cinquième porte, son aigu impressionne par sa beauté, son ampleur et sa facilité, le reste de sa prestation étant marquée par l’égalité de sa ligne de chant, la qualité de son expression et la beauté de ses phrasés. En grande voix, Bryn Terfel lui donne une réplique tout aussi magnifique. Le baryton gallois domine la partition sur le plan vocal en termes de diction, de projection et de mordant et insuffle à ce personnage effrayant, une indéniable part d’humanité et de profondeur.

François Lesueur

 

Bartók : Le Château de Barbe-Bleue (version de concert)  – Paris, Opéra Bastille, 10 juin 2023.
 
Photo © joseppons.net

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